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MOINEAUX SANS NID N° 11

25 Avril 2011, 09:00am

Publié par nosloisirs

11 DE BONS AMIS

 

Oh ! Mireille, tu viens me regarder peindre ? demanda Robert comme la petite s’approchait de lui.

L’enfant fit un gracieux sourire qu’elle accompagna d’un signe de tête affirmatif.

— Si vous voulez bien… répondit-elle.

— Je ne devrais pas te le permettre, poussin, dit-il en riant. On ne regarde jamais un tableau avant qu’il soit fini.

Mireille s’arrêta devant la toile que Robert était en train de peindre. Tout le fond du paysage était déjà terminé.

— Comme c’est beau ! s’écria-t-elle avec admiration.

— Ca te plait ? Mais ce n’est pas encore au point, tu sais, explique Robert Montpellier toujours en riant.

— Ca vous fera gagner beaucoup d’argent, n’est-ce pas ? supposa Mireille.

Bien qu’assez surpris, le jeune homme secoua négativement la tête.

— Non, ma chérie, répondit-il. Je fais ce tableau pour moi ; je ne le vendrai pas !

Il lui caressa la tête avec douceur et lui demanda :

— Tiens ! Veux-tu que je te fasse ton portrait ?

La petite déjà femme, c’est-à-dire coquette par instinct refusa tout d’abord.

— Non, je suis trop mal attifée !

— Ca n’a pas d’importance, tu verras. Mets-toi là contre cet arbre et reste tranquille un moment.

— Diable ! comme dirait Pierrot ! Mais je vais avoir l’air d’un lutin surgit de la neige !

— Exactement !

Oh ! Ce sera joli !

La fillette courut se mettre à l’endroit que lui avait indiqué Robert et elle demeura immobile comme une statue.

— Ca va bien comme ça ? demanda-t-elle.

— Oh ! Inutile de reste aussi raide ! protesta Robert. Tourne-toi un peu à droite, sans me regarder… Non ! Non ! laisse tes cheveux comme ils sont, ajouta-t-il, comme elle lissait ses tempes. Tu auras l’air plus naturel… Voilà ! Comme ça c’est parfait !

Quelques minutes suffirent à Robert pour tracer la silhouette de l’enfant donnant ainsi plus de vie à son paysage.

— C’est fait ! annonça-t-il assez content de son œuvre.

Mireille arriva en courant, impatiente de voir son « portrait »

— Oh ! C’est joli ! s’écria-t-elle en battant des mains. Mais… on ne voit pas ma figure ! Comment saura-t-on que c’est moi ?

Robert se mit à rire de nouveau.

— Un autre jour, si tu veux, je ferai un grand portrait où l’on te verra parfaitement. Mais il faudra que tu viennes dans mon atelier parce qu’ici, c’est impossible.

— Vous pourrez faire aussi le portrait de Pierrot ? demanda la petite gentiment.

— Oui, si ça te fait plaisir ! promit-il en lui caressant la tête avec douceur.

Mireille se mit à battre des mains.

— Alors on nous verra tous les deux ! conclut-elle très logiquement.

— Tu as l’air de bien l’aimer, Pierrot !

— Oh ! oui ! affirma la fillette avec une sincérité émouvante. Et lui aussi, il m’aime bien. C’est grâce à lui que j’ai pu m’échapper de chez la mère Picquet, la femme qui était avec l’homme auquel vous avez donné une correction.

— C’est cette mère Picquet que tu appelles aussi l’Araignée ?

— L’Araignée, l’Araigne, on dit les deux dans le quartier.

— Et elle t’obligeait à demander l’aumône ?

— Bien sûr, Monsieur ! Si vous saviez comme elle est avare et méchante.

Robert Montpellier se senti envahi d’une profonde indignation ; faire « travailler » ainsi une si charmante fillette dans le seul but d’amasser de l’argent lui paraissait répugnant.

— Où vit cette personne ? demanda-t-il après quelques instants de réflexion. 

— Ici, à Pantin, rue Louis Nadot, répondit Mireille sans hésiter.

— Tu vas voir ce que je vais aller lui raconter ! s’écria le peintre cédant à une soudaine impulsion.

Mais la petite ne parut pas enchantée de cette décision ; elle s’exclama :

— N’y allez pas, Monsieur ! Non n’y allez pas ! Vous ne pouvez pas imaginer comme elle est méchante ! Et puis, elle a beaucoup de sous ! Un jour des agents sont venus la chercher, mais quelques heures plus tard, elle était de retour. Elle connaît tant de gens… et tous lui doivent de l’argent !

— Ca m’est égal, déclara Robert. Moi je ne lui dois rien. Toi, tu vas rester avec mademoiselle Valérie et surtout, n’aie plus peur de cette femme ; tu n’as rien à craindre.

Mireille hocha la tête, pâlit légèrement puis murmura d’un air triste :

— Je ne demande qu’à vous croire !

— Dis-moi chérie ; qui est ce monsieur qui vient d’entrer chez mademoiselle Valérie ?

La petite écarta les bras en signe d’ignorance.

— Je ne sais pas, répondit-elle, bien qu’elle s’imaginât que le visiteur était le fiancé de sa protectrice.

Robert Montpellier resta pensif pendant quelques secondes ; puis songeur, il tourna instinctivement la tête vers la maison.

— As-tu entendu ce qu’ils disaient ?

— Non, Monsieur. Mais il m’a semblé que mademoiselle Valérie ne voulait pas le laisser entrer, révéla la petite.

— Mais il est entré tout de même !

— Oui elle l’a laissé passer et elle m’a dit d’aller jouer.

— Comment se fait-il que Valérie t’ai éloignée ? demanda le peintre de plus en plus intrigué.

Cette fois Mireille ne répondit pas. Elle baissa la tête puis releva les yeux pour contempler le tableau.

— Vous avez voulu représenter une petite fille perdue ? demanda-t-elle soudain.

— Oui… mais pourquoi ne réponds-tu pas à la question que je t’ai posée ? insista Robert.

— Parce que ce sont des choses que l’on ne peut pas dire, répondit la petite d’une façon très mystérieuse.

Robert Montpellier la fixa avec incrédulité ; il lui semblait impossible qu’une si jeune enfant parlât comme une adulte.

— Eh bien ! Je vois que tu es très discrète.

— Très quoi ? demanda Mireille.

— Discrète.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Robert se mit à rire.

— Quelqu’un de discret, c’est quelqu’un qui sait garder un secret, qui sait se taire. Cela veut dire que l’on peut compter sur toi !

— Bien sûr, Monsieur, approuva-t-elle songeuse. Je ne dis que ce qui doit être dit ; je ne suis pas de ceux qui parlent à tort et à travers.

— Tu es un trésor, Mireille !

Et le jeune peintre lui prit affectueusement la tête entre ses mains et déposa un baiser sur son front. Ensuite, il se remit à peindre, tandis que l’orpheline suivait les mouvements du pinceau du peintre.

C’était pour elle un véritable émerveillement de voir le paysage qu’elle avait devant les yeux se reproduire petit à petit sur la toile. Plus elle le connaissait, plus Robert Montpellier lui apparaissait comme un être extraordinaire !

Tout à coup, elle se retourna et le fixa comme si elle cherchait à scruter la pensée d’un homme capable de faire de si belles choses. Après quelques instants de silence, elle lui demanda à brûle-pourpoint :

— Mademoiselle Valérie est belle, n’est-ce pas ?

Le peintre la regarda avec surprise.

— Oui, très belle, répondit-il. Mais pourquoi me poses-tu cette question ?

— Comme ça… murmura Mireille en faisant une petite moue. Une idée qui m’a passé par la tête !

— Mais qu’est-ce qui t’a conduit à me poser cette question ? demanda encore le jeune homme, vivement intrigué.

— Parce que…

Mais après avoir réfléchi, elle n’acheva pas sa phrase.

— Allons, tu peux bien me le dire, insista Robert.

Un sourire illumina le visage de la fillette. Les yeux brillants, elle déclara avec une charmante spontanéité :

— Parce que j’aimerais bien que ce soit vous son fiancé !

< Oh ! Oh ! songea le peintre, quelle intuition ! Cette petite à su lire dans mes yeux l’impression que m’a fait sa protectrice ! >

Et après lui avoir tapoté la joue :

— Vraiment, dit-il en souriant, cela te plairait que je sois le fiancé de mademoiselle Valérie et que je l’épouse ?

— Oh ! Oui, Monsieur ! Et je crois même que – elle se mit à rire – je crois que vous lui plaisez aussi !

— Qu’est-ce qui te fait supposer cela, diablotin ?

Mireille garda le silence.

— Tu ne le sais pas ?

— Non, Monsieur… Ce sont des choses qui se sentent mais qui ne s’expliquent pas, répondit-elle.

Venant d’un être aussi jeune, cette réponse pleine de tact et de finesse, impressionna vivement Robert Montpellier.

— Bravo ! murmura-t-il. Et maintenant, je vais te poser une question embarrassante : penses-tu que cela plairait à Valérie d’être ma fiancée ?

— Vous me demandez là quelque chose de bien délicat !

— Tu ne veux pas me répondre, alors ?

— Non, Monsieur, refusa-t-elle. Vous n’avez qu’à le lui demander vous-même ?

— Voilà une belle réponse ! A présent nous allons voir si tu te sortira aussi bien de la nouvelle question que je vais te poser, continua le peintre qui s’amusait beaucoup.

— Allez-y !

— Avec qui vit mademoiselle Valérie ?

— Je crois qu’elle vit seule.

— Tu n’en es pas sûre ?

— Mais je ne la connais que depuis la nuit dernière ! Je ne sais rien, absolument rien, de mademoiselle Valérie.

— Tu montres beaucoup de ruse pour ton âge, Mireille, assura le jeune homme en la menaçant gentiment du doigt.

— Moi, rusée ? Alors que diriez-vous de Pierrot ? Il est plus malin qu’un vieux singe !

Robert secoua la tête en riant.

— Certainement pas autant que toi !

— Oh ! Si ! Beaucoup plus, vous verrez !

Le jeune peintre était de plus en plus obsédé par la pensée de Valérie Labeille. Il devinait en elle quelque chose d’étrange, de mystérieux, et la réserve que Mireille mettait dans ses réponses confirmait ses soupçons.

D’autre part, la visite de l’inconnu chez Valérie se prolongeait un peu trop à son gré… A cet instant, il se retourna vers la villa dans l’espoir de le voir sortir :

« Je suis idiot » finit-il par se dire, oui, idiot de me tracasser à ce point pour une femme que je ne connais même pas » Mais le visage la grâce de Valérie Labeille étaient toujours présents à l’esprit du jeune homme…

D’autre part il avait été très favorablement impressionné par le fait que Valérie n’avait pas hésité à protéger une petite orpheline abandonnée. Cela prouvait une grandeur d’âme peu ordinaire. Nerveux, incapable de travailler. Robert finit enfin par demander à son admiratrice :

— Ecoute, Mireille ; si tu veux que j’épouse mademoiselle Valérie il faut que tu me racontes tout ce que tu sais d’elle.

L’enfant resta silencieuse.

— Allons, dis moi ; pourquoi restes-tu muette ? Quel est le Monsieur qui est entré chez elle ? Je t’achèterai une poupée ou bien une belle robe si tu me l’expliques.

Les yeux fixés sur le paysage de neige, Mireille gardait obstinément le silence.

— Réponds, au moins ! Tu ne comprends donc pas que cette demoiselle me plaît beaucoup !

Il prit un siège pliant qu’il emportait toujours avec lui quand il allait peindre. Il l’ouvrit, s’assit et jucha la fillette sur ses genoux, espérant que la tendresse forcerait la réponse. Mais Mireille soupira et secouant la tête, murmura :

— Je ne peux rien vous dire… Tout ce que je sais, c’est qu’elle est très bonne… et je la devine très malheureuse.

— Pourquoi est-elle malheureuse ?

— Je ne peux pas vous le dire !

— Je te promets de ne répéter à personne ce que tu me raconteras, insista le jeune homme, dévoré de curiosité. Mademoiselle Valérie ne te fera pas de mal.

— Ce n’est pas ça, mais je ne veux pas aller en enfer, vous comprenez ?

— Tu ne peux pas aller en enfer, car tu es un petit ange plein d’innocence et de pureté, déclara le peintre, bouleversé d’émotion.*

— Alors si je suis un ange, je peux vous en dire encore moins car les anges ne commettent pas de péchés, conclut Mireille avec candeur.

— Et ce serait un péché de réponse à une question ?

— Certainement et très grave ! assura l’enfant tout en lui prenant la main et ne la caressant.

Sous cette caresse ingénue, Robert sentit son cœur se fondre, comme dit le poète : durant toute sa vie solitaire, il n’avait jamais reçu une telle caresse ! Orphelin dès sa plus tendre enfance, le peintre n’avait vécu que pour son travail. Voyageant sans trêve, toujours en quête de nouvelles beautés de la nature, il poursuivait son idéal ; son cœur n’avait jamais connu d’autre amour que celui de l’art.

Sans famille n’ayant que peu d’amis, il avait passé sa jeunesse à parcourir le monde. Le sport, les exercices physiques, étaient les seules distractions. Mais bien qu’ayant beaucoup voyagé, il connaissait peu les hommes. Et cette caresse avait été pour lui comme une révélation dont il était encore tout bouleversé.

« Merci Mireille. Je te dois beaucoup ! se dit-il. Cette enfant est vraiment exquise ! » Puis il déclara à vois haute :

— C’est bien, tu as été très discrète, et je ne parlerai pas de notre conversation à mademoiselle Valérie.

Mais la petite répliqua en souriant :

— Mais si vous le lui direz ! Mais si !

Et avant qu’il ait eu le temps de répondre, elle s’était mise à courir dans la neige.

— Attends ! Ecoute… viens ici !

La petite se retourna pour répéter, taquine :

— Vous le lui direz ! Vous le lui direz !

Le jeune homme aurait très bien pu la rattraper, mais il resta immobile ne sachant s’il devait rire ou pleurer.

Robert apporta encore quelques retouches à son tableau, puis il s’éloigna pensif…

Pendant que cette scène se déroulait entre Mireille et le peintre, Valérie et Jean Marigny sortis dans le jardin se dirigeaient vers le garage. La jeune femme était décidée à confondre le coquin, en lui mettant sous les yeux la preuve incontestable de son crime. Avec un flegme imperturbable, celui-ci feignait une grande compassion, vis-à-vis de son accusatrice.

— Eh bien ! s’exclama-t-il en regardant autour de lui, nous y voici dans le garage ! Dis-moi maintenant où est caché ce trésor !

Valérie désigna de la main, un point du sol :

— Ici ! répondit-elle, d’un ton dramatique. Regarde ; on voit nettement que la terre a été remuée.

Jean joua la surprise.

— C’est vrai, murmura-t-il, on a creusé là, puis on a rebouché le trou.

La malheureuse le regarda avec mépris, secoua la tête et lui jeta :

— Tu es l’être le plus cynique qui puisse exister au monde !

Le gredin haussa les épaules.

— Allons-nous-en Valérie ! Tu commences à m’ennuyer, grommela-t-il. Je n’ai rien enfoui ici. Si tu as trouvé quelque chose ce n’est pas moi qui l’y est mis, je te le jure !

Valérie Labeille s’élança vers une étagère placée contre un des murs et sur laquelle se trouvaient divers outils ; elle y saisit une petite binette et, revenue vers le jeune homme, la lui tendit :

— Prends, dit-elle, d’un ton de plus en plus méprisant, et creuse toi-même !

Jean resta perplexe pendant quelques secondes, puis, saisissant l’instrument, il s’agenouilla et attaqua le sol de terre battue, à l’endroit indiqué par son ex-amante. Il eut bientôt fait un trou assez profond mais sans rencontrer autre chose que de la terre. Triomphant et ironique, il leva les yeux vers Valérie :

— Alors, tu est convaincue ? interrogea-t-il.

Valérie semblait frappée de stupeur.

— On les a volés ! cria-t-elle au bout d’un instant. Les bijoux étaient là, j’en suis sûre ! Quelqu’un les a déterrés !

— Tu es folle ! grogna-t-il en se remettant debout et en brossant la terre qui maculait les genoux de son pantalon. Tu as eu une hallucination, tu as rêvé ! Je n’ai jamais versé une goutte de sang de ma vie, pas plus que je n’ai volé. Je ne suis pas tombé si bas !

— Mais tu as constaté toi-même que la terre avait été remuée ici, hasarda Valérie perplexe.

De nouveau, le jeune homme haussa les épaules.

— Bien sûr ! expliqua-t-il avec assurance ; c’est toi-même qui as creusé ce trou et qui l’as rebouché au cours de ta crise hallucinatoire, puis, dans ton délire, tu as vu des bijoux qui n’ont jamais existé !

— Non ! Non ! assura Valérie avec obstination, je suis certaine que…

— Mais, sapristi ! s’impatienta la coquin, ce soir-là, tu paraissais avoir perdu la raison ! Souviens-toi tu en es presque arrivée à me frapper ! Je crois que si je n’avais pas eu la prudence de m’en aller, tu l’aurais fait.

Son regard dur comme l’acier, était fixé, semblable à celui d’un hypnotiseur sur les yeux sombres de Valérie. Petit à petit, il s’avançait vers elle et, comme pour résister à une force invincible, elle reculait lentement. Cependant elle articula encore avec fermeté :

— Je te dis que j’ai vu les bijoux ! Je les ai tenus dans ma main quand tu as été parti !

— Tu mens !

— Et toi, tu es revenu ici en mon absence sans doute et tu les as emportés !

— Tu mens ! Tu as eu une hallucination de folle… Ce que tu es d’ailleurs !

Valérie secoua la tête avec obstination :

— Non ! Je suis sûre de ce que je dis !

— C’est une erreur ! Tu as déliré, affirma-t-il une nouvelle fois en la fixant de ses yeux qui semblaient lancer des flammes. Allons, avoue-le que c’était une hallucination !... Vite ! Obéis ! Ce fut une hallucination, un délire. Tu n’as rien trouvé ici ! Dis-moi que tu n’as rien trouvé !

Valérie reculait, livide, le corps rigide, le regard rivé à celui de Jean Marigny ; elle hésitait et on sentait que sa volonté l’abandonnait peu à peu.

— Dis-moi que ce fut une hallucination, répéta Jean d’un ton péremptoire

Alors la malheureuse laissa échapper d’une voix de somnambule :

— C’était une hallucination…

— Répète-le encore une fois !

— C’était une hallucination… soupira-t-elle.

Les yeux du misérable lancèrent une flamme de triomphe. Puis, il ferma légèrement ses paupières comme pour mieux concentrer le feu de ses pupilles dans celles de sa pauvre victime, et reprit :

— Dis que je suis un honnête homme !

Les lèvres de Valérie remuèrent comme celles d’un automate :

— Tu es un honnête homme… murmura-t-elle avec une étrange intonation, froide et lointaine.

— Tu ne répèteras à personne ce qui s’est passé ici, repris le lâche individu (Et s’apercevant que son « sujet » ne répondais pas il insista) : Tu ne répèteras à personne ce qui s’est passé ici. Je te l’ordonne !

Valérie semblait lutter désespérément pour se soustraire à la suggestion qui violentait son esprit, pouis, brusquement, elle céda, effondrée. Elle ferma les yeux soupira douloureusement… sa bouche s’ouvrit lentement.

— Je ne dirai à personne ce qui s’est passé ici…

— Et tu m’aimeras toujours, continua la canaille, implacable.

— Oui… toujours soupira Valérie d’une voix presque imperceptible.

— Et tu m’épouseras.

— Je t’épouserai.

Un long frisson secoua le corps de la malheureuse ; elle détourna son regard de celui de son tortionnaire et une immense fatigue marqua son pâle visage.

— Assez ! Assez ! gémit-elle je vais tomber… Je n’en peux plus !

Jean lui passa une main sur les yeux ; alors la pauvrette poussa un profond soupir comme si ce geste l’avait libérée d’une charge énorme.

— Tu es bien persuadée que tu as eu une hallucination, hein ? interrogea le misérable, comme s’il ne s’était rien passé, et en montrant le trou dans le sol. Il me semble impensable que tu aies pu croire une telle chose de moi !

Le regard de la malheureuse jeune femme, en un mouvement de pendule allait sans arrêt du trou ouvert dans le sol au visage de Jean et de celui-ci à l’excavation.

— Souviens-toi : ce n’est pas la première fois que tu as des visions, ajouta le triste sire, avec un sourd reproche dans la voix.

— C’est vrai finit par admettre Valérie, en passant une main sur son front comme si elle sortait d’un cauchemar.

La pauvre fille était maintenant suggestionnée ; la volonté perverse de l’homme avait annihilé la sienne ! A ce moment, Valérie était prête à obéir en tout à son maître… Le coquin reboucha soigneusement le trou qu’il avait ouvert, puis, prenant sa victime par la main, il rentra avec elle dans la maison.

— Maintenant, parlons sérieusement, chère Valérie, dit-il en s’installant dans un fauteuil. Je t’assure que, dans le fond, je ne suis pas mauvais, même si ma vie passée a été un désastre. Mais quand j’ai vu qu’on m’accusait d’un crime, j’ai réagi ! Je suis décidé à changer complètement de vie et de conduite et jusqu’à ma manière d’être. La seule chose que je ne pourrai jamais changer, c’est l’amour que j’ai pour toi !

A ces derniers mots, Valérie fit un faible geste de protestation, mais il ne lui laissa pas le temps de l’interrompre.

— Si mon amour, si ! répéta-t-il, sur un ton passionné, rien ne pourra m’empêcher de t’aimer plus que ma vie !

— Mensonge !... balbutia la pauvre fille.

— Tu sais très bien que non, affirma-t-il avec audace. Et tu m’aimes aussi ; tu ne pourras jamais cesser de m’aimer. Nous sommes liés tous les deux par une de ces passions inextinguibles qui semblent souder mystérieusement les cœurs l’un à l’autre. O Valérie ! Ma vie !... Répète-le encore une fois : dis-moi que tu m’aimes ! Et viens dans mes bras que je puisse embrasser ton visage adoré !

En lançant cette tirade enflammée, il s’était levé et, avant que la jeune femme ait pu reculer, il l’avait saisie dans ses bras et la pressait sur sa poitrine. Mais la répulsion et le mépris semblèrent alors reprendre le dessus sur le pouvoir hypnotique du misérable et Valérie le repoussa violemment.

— Non ! Non ! cria-t-elle. Tout est fini entre nous !

— Valérie, je veux que tu m’aimes, que tu sois mienne !

— Non ! se rebella la malheureuse en secouant la tête ; je préfèrerais me tuer ! Tu m’as envoûtée par un maléfice… Je ne sais pas… je ne m’explique pas comment j’ai pu t’aimer, même un seul jour !

Jean Marigny comprit à ce moment que la volonté de sa victime échappait à la sienne et qu’il avait perdu son pouvoir de suggestion sur elle. Il reprit la jeune femme dans ses bras et tenta de l’hypnotiser de nouveau, plongeant son regard fascinateur dans les beaux yeux de son amie. Mais Valérie détourna la tête, se contorsionna protesta pour échapper à l’inhumaine contrainte.

— Je ne t’aime plus même si tu n’es pas l’assassin de cette danseuse dit-elle. Ce n’est pas toi que j’aimais, mais un autre… celui que j’avais imaginé trouver en toi…

— Mais je suis toujours le même, tenta d’expliquer Jean.

— Je le sais mais je ne te connaissais pas. Quand j’ai compris ce que tu es en réalité, mon amour s’est transformé en haine, en répulsion en honte de moi-même ! Oh ! ne me regarde pas ainsi ! Tes yeux me font mal ! Il me semble voir Satan !

Jean compris que la jeune femme n’était pas en état de réceptivité hypnotique. Pourtant, il savait que sa puissance magnétique et suggestive parviendrait de nouveau à s’imposer à elle, même à distance. Pour le moment il semblait qu’une autre force étrange s’interposât entre eux deux. Le mieux était donc de ne pas insister et d’attendre un moment plus propice.

— Bon ! murmura-t-il avec un sourire ironique, tu ne m’aimes pas, tu me haies… d’accord ! Mais tu changeras d’avis. Un amour de tant d’années ne peut pas s’éteindre en un seul jour. Maintenant parlons de choses sérieuses ; tu m’as dit que l’usurière est revenue pour l’hypothèque… Comme je suppose que tu ne possèdes pas l’argent nécessaire, je te le donnerai, moi…

Valérie secoua énergiquement la tête en signe de dénégation.

— Je ne veux pas de ton argent, affirma-t-elle avec mépris.

— Et pourquoi ?

— Parce que j’ignore sa provenance ; parce que je ne veux rien de toi ; ni te voir ni t’entendre, ni même savoir si tu existes !

— Tu crois peut-être que cet argent est le produit du crime ? demanda-t-il cyniquement, en riant.

— Qui sait ?

— Tu ne vas pas recommencer avec cette histoire !

— Tu as raison… pardonne-moi ! Je ne peux pas croire que tu sois tombé si bas. Je pense en effet que j’ai dû avoir une hallucination, mais j’ai appris suffisamment de choses sur toi pour te haïr, plus encore que je ne t’ai aimé.

Jean se reprit à rire, puis il la saisit aux épaules et déclara :

— Enfin, tu finiras par sortir de cette crise !... En attendant, je vais aller faire mon devoir de gentilhomme. A bientôt, Valérie ; nous nous reverrons sous peu !

— Je t’ai défendu de revenir ici !

Il lui rit au nez et répliqua :

— N’oublie pas ce que je t’ai ordonné, moi.

Au moment de sortir, il vit arriver Mireille.

— Adieu, fillette, lui lança-t-il ; viens que je t’embrasse !

Il lui avait pris le menton entre deux doigts, mais la gamine lui échappa lestement et son visage se ferma. Alors, le coquin se retourna et s’avança vers Valérie, mais il comprit que la jeune femme était irritée et décidée à faire une scène violente. Il regarda l’enfant de nouveau. Il y avait dans ses yeux une étrange lueur ; ils étaient moins durs qu’à l’habitude. Il fit un pas vers elle, puis parut se raviser et, avec un geste vague, il sortit de la maison.

— Il vous a fait pleurer, Mademoiselle ? demanda Mireille à la jeune femme.

— Oui, ma chérie, répondit Valérie, avec une profonde tristesse. C’est un être malfaisant. Tu as très bien fait de refuser de l’embrasser… Dieu me pardonne, mais je crois que c’est le démon en personne !

— Il a été votre fiancé, n’est-ce pas ! insista la petite.

— Oui, admit-elle en baissant la tête avec un douloureux soupir ; c’est l’homme que j’ai le plus aimé de ma vie ! Quelle folle ! Comme j’ai été aveugle !

— Vous pouvez le dire que vous avez été aveugle, confirma la gamine. Si j’avais été à votre place, ça se serait passé autrement !

A ces mots le visage de Valérie se colora légèrement.

— Comment peux-tu le savoir, mon petit ? demanda-t-elle.

Mireille ne sembla pas entendre cette question, mais, sans doute par association d’idées, elle remarqua, se rappelant la conversation qu’elle avait eue avec le peintre :

— Il est beau, le jeune homme qui a pris votre défense, n’est-ce pas ?

— Je n’ai pas remarqué… Et cela ne m’intéresse pas.

— Eh bien ! Lui en tout cas, il s’intéresse à vous, riposta la fillette avec malice.

Valérie la regarda étonnée.

— Tu crois, Mireille ? s’exclama-t-elle. Et comment le sais-tu ?

— J’ai bien vu qu’il ne vous quittait pas des yeux. Je le comprends d’ailleurs. Vous êtes si belle, si bonne, si… enfin… je ne sais pas trop quoi dire !

— Sais-tu que toi aussi, tu es belle et bonne, et que tu possèdes une foule de qualités ? s’exclama la jeune femme en souriant.

Mireille ne répondit pas à ce sourire et scrutant attentivement le visage de Valérie, elle demanda :

— C’est bien vrai que vous n’aimez plus le monsieur qui était là tout à l’heure ?

— Non, petite, je ne veux plus le voir ! Il est méchant et il m’a rendue très malheureuse, révéla la pauvre victime avec un long soupir.

— Ce que vous devriez faire, maintenant, c’est d’aller trouver votre père et de faire la paix avec lui, suggéra l’enfant avec gravité.

— Si je savais qu’il consente à me recevoir…

Mireille hocha la tête affirmativement :

— Je crois qu’il le ferait, reprit-elle. Tous les pères aiment leurs enfants. Allez-y et vous verrez. Venez vous habiller, Mademoiselle. Mettez votre plus jolie robe et allez trouver votre père à l’endroit que Pierrot vous a indiqué.

— Je veux d’abord voir Monsieur le curé, décida la jeune femme, lui me dira ce que je dois faire. De plus, je ne désire pas que tu restes seule ici, car je suis certaine que la vieille ne va pas tarder à revenir.

— Ne vous tracassez pas pour ça, conseilla la gamine avec assurance. Je ne resterai pas ici en votre absence… J’irai à la recherche de Pierrot. Ce que je ne veux plus, c’est retourner au magasin de la mère Picquet, ni être obligée de mendier, parce que c’est laid, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est très laid soupira Valérie, émue.

— Celui qui n’a pas à manger peut demander l’aumône, mais cette vieille femme a beaucoup d’argent… Elle me forçait à dire des mensonges ; que ma mère était malade, qu’il lui fallait des médicaments, que mon petit frère n’avait pas de lait à la maison et patati et patata.

— Et il fallait que je pleure, même si je n’en avais pas envie et que je marche pieds nus. Il lui arrivait quelquefois de m’enfoncer une épine dans le pied pour que je pleure pour quelque chose.

— Et ce bonhomme que vous avez vu avec la Picquet !... Quand je sortais avec lui, je devais aller presque nue, par la pluie ou le froid. Il ne demandait pas l’aumône de la même manière que les autres. Il s’approchait d’un monsieur ou d’une dame ayant un air de bonté et il racontait une histoire à faire pleurer un rocher… Alors le moins qu’on lui donnait, c’était toujours cent francs

— C’est révoltant ! s’exclama Valérie.

— Oh ! Oui. Mademoiselle et le pire, c’est que tout était préparé dans sa maison au cas où une bonne âme vouloir voir comment il était logé ; il conduisait cette personne dans une vieille baraque où une femme, pleine de vermine, sauf votre respect était couchée sur un tas de chiffons… Je devais l’appeler maman et l’embrasser en pleurant.

Valérie regardait l’enfant avec perplexité…

— Mais… Est-ce bien vrai tout ça, Mireille ? demanda-t-elle sans la quitter des yeux.

— Bien sûr ! riposta la petite. Il y a même plus ; cet homme avait un bébé en cire qui paraissait mort, mais qui était beau et bien fabriqué a tel point que les gens croyaient que c’était un vrai bébé. Quelquefois il me forçait à le porter par les rues, pendant qu’il suppliait les gens de venir en aide à ses pauvres enfants.

— Tais-toi ! Oh ! Tais-toi ! supplia Valérie. Quelle horreur !

— Vous ne me croyez pas ? interrogea la gamine, presque froissée.

— Mais si, ma chérie ! s’exclama la jeune femme avec élan. Quel supplice tu as dû endurer ! Je me ferais plutôt hacher que de permettre à cette infâme vieille de te reprendre.

— Ah ! Si je vous racontais tout ! reprit la fillette.

— Non ! Tu m’en as déjà assez dit !

— Ne pleurez plus, Mademoiselle. Tout cela est passé. Maintenant je suis heureuse. Vous allez voir que tout s’arrangera, que vous ferez la paix avec votre père, que vous trouverez un homme beau et bon qui vous aimera… Je serai votre femme de chambre, et Pierrot fera vos commissions ; et, quand il sera plus grand, il deviendra votre chauffeur. Moi je veux qu’il soit mécanicien.

— Et moi, je désire que tu ne me quittes plus jamais, car tu es adorable ! s’écria tendrement Valérie.

— Regardez, dit la petite, montrant la fenêtre. Regardez qui arrive : Monsieur le curé !

— Enfin ! Quelle chance ! se réjouit Valérie.

Et elle sortit précipitamment pour aller à la rencontre du prêtre.

— Vous allez voir ; il va vous dire que votre père vous pardonne ! prédit l’enfant

 

(A SUIVRE LE 28 AVRIL)

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