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UNE MAUVAISE AFFAIRE

26 Avril 2011, 09:00am

Publié par nosloisirs

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UNE MAUVAISE AFFAIRE

Nouvelle par J.H. ROSNY de l'Académie Goncourt

 

Il regarda son chien avec une tendresse extrême et deux minutes, la bête et l'homme demeurèrent ainsi, dans une muette effusion. Ce fut la bête qui se détourna la première, comme si elle eût été incapable de répondre à une tendresse humaine.

— Vous avez là un beau chien, fis-je, en manière de conversation.

L'homme fixa sur moi ses yeux gris me scruter au fond de l'âme, puis, se rassurant à mesure que son examen se prolongeait, il finit par me dire avec une sorte de douceur :

— Ce n'est pas un chien pour moi, c'est un frère.

Un instant, je le crus fou ; mais son visage annonçait la santé et la sérénité de l'âme comme du corps. S'il décelait quelque ruse, c'était ruse de sauvage et son perfidie née de la corruption des mœurs.

— Vous êtes chasseur ? Demandai-je.

— Ma foi, oui, je chasse, répondit-il ; cependant n'allez pas croire que c'est pour ses qualités à la chasse que j'aime mon chien. Il m'a rendu d'autres services que ceux de faire lever un lièvre ou une perdrix. Hein, mon pauvre « Rame » tu m'a sauvé la vie et l'honneur !

Le chien poussa un gémissement et vint mettre son humble tête à nos pieds.

— Misère de nous, misère de l'homme, j'ai failli monter sur l'échafaud ! Autant que je vous dise toute l'histoire, car demain on vous le raconterai dans le village.

— Oui dis-je, contez-moi cela. Et je fis venir une chopine de vin blanc. Tandis que nous trinquions l'homme commençait :

— Je m'appelle Pierre Chaquedit et je suis né dans le bourg même, de deux braves gens qui eurent le tort de mourir jeune set de me laisser à seize ans sans appui, sans conseil. Que devenir dans un pays où tout le monde chasse ? Je commençai par accompagner les anciens, puis, le jour où je pus acquérir un vieux fusil, je résolus de tenter le sort des chasseurs qui attachent comme on dit, leur permis à la plante de leurs pieds ; je devins braconnier. J'ai aujourd'hui quarante cinq d'âge, et que Dieu me confonde si j'ai fait autre chose que de tirer les lièvres au clair de lune ou de guetter le passage de la palombe, de la tourterelle ou de la bécasse dans les pins. Le métier ne rapporte pas de l'or, mais il a son bon côté. Chez nous le gendarme est bon enfant. On me laissait vivre. Si je détruis du gibier, je traque aussi a mauvaise bête ; je surprends le renard dans son terrier et je n'ai pas mon pareil pour les pièges à taupes. Tout cela mon bon caractère, quelques cadeaux de-ci de-là au brigadier et à M. le procureur, me valaient l'estime des honnêtes gens. J'épousai la fille du père Lesco et je fis une jalouse sans le savoir, car la brune Amélie, l'aînée du patron Fentiaux séchait d'amour pour moi. Faut-il que j'aie été aveugle pour ne pas voir ça. La fille était belle possédant un lopin de terre, mais je ne croyais pas un si beau parti possible pour moi. Quand je fus marié, elle épousa le grand Salé, un braconnier lui aussi et, de ce jour, il me regarda de travers quand nous nous rencontrions sur les dunes de Pignada. Une femme a bien de la puissance pour faire faire un mauvais coup à un homme. Je me méfiais et, quand je le savais dans un endroit, j'allais de préférence dans un autre.

Le grand Salé, d'ailleurs, passait pour une brute. Il m'avait dit à moi-même autrefois, qu'il tuerait le gendarme qui voudrait l'arrêter et, bien que ce soit là un propos sans conséquence, je ne l'en croyais pas incapable.

Enfin les années s'écoulèrent. La belle Amélie eut bientôt sa demi-douzaine d'enfants, et ma femme un de plus. On nous changea de brigadier. Le nouveau fit du zèle et j'eus le malheur d'avoir une dispute avec lui en plein bourg, devant cinquante personnes.

— Je t'attraperai, me dit-il.

— A moins que ce ne soit moi, répondis-je.

Et comme on a son petit amour propre de métier la nuit même j'allai chasser, assez loin du village d'ailleurs. Je n'avais pas fait cent pas que je rencontrait le grand Salé. Nous nous tournâmes le dos et cent mètres plus loin, j'aperçus le brigadier. Il ne me vit pas. Je le laissai aller dans une direction et j'en pris une autre. Le hasard voulut que je rencontrasse une vieille femme qui rentrait avec une charge de bois mort. Nous échangeâmes le bonsoir.

Vers onze heures la lune se leva et je me mis en chasse avec mon chien. Je venais de tirer mon premier coup de fusil quand j'en entendis un autre comme un écho du mien. Je reconnus le fusil de Salé. Pour nous, un coup de fusil c'est une pièce de gibier, et cela nous arrivait souvent de compter le nombre de têtes du voisin.

— Bon, me dis-je, voilà le premier du Salé.

Je tirai encore quatre coups ce jour-là, mais à ma grande surprise, je n'entendis plus le fusil de l'autre. Content de ma chasse, je rappelait mon chien et je rentrai chez moi. Sur les midi, je dormais encore quand un terrible coup de poing ébranla la porte. Ma femme ouvrit et se trouva devant les deux gendarmes et M. le procureur. Je m'étais dressé, j'avais compris qu'il se passait quelque chose ; sans doute un coup du brigadier.

— Depuis quand est-ce qu'on entre chez les gens sans mandat ? Dis-je avec colère.

— Ce n'est pas tout ça, me répliqua le procureur, vous avez chassé cette nuit, avouez-le.

— Non.

— Vous rendez votre cas plus mauvais.

— Du diable, fis-je, si j'ai chassé, prouvez-le.

Le procureur s'était approché et il m'avait saisi les mains et les regardait attentivement.

— C'est bien cela !

— Cela quoi ?

— Vous le avez bien. Allons, avouez-le. La femme de Salé vous a vu.

— Ce n'est pas vrai, dis-je, c'est Salé qui m'a vu.

— Il n'est pas sorti de chez lui, dit le procureur. Comment avez-vous fait le coup ?

— Quel coup ?

— On a trouvé le brigadier mort au carrefour des Trois Sorciers.

Je devins très pâle.

— Ce n'est pas moi.

— Et ceci ? Cria tout à coup le procureur, en me mettant sous le nez un anneau de mariage en or.

Je regardai ma main gauche ; mon alliance me manquait. Je pris celle qui me présentait le procureur.

— Ce n'est pas la mienne, dis-je, il y avait une inscription gravée dedans.

— Bonne affaire pour vous ; avez-vous des témoins ?

— Ma femme.

— Votre femme ne compte pas. Qui a fait la gravure ?

Je réfléchis soudain que l'homme qui avait fait la gravure était mort. Je ne trouvais personne à citer. Le procureur s'impatienta.

— La mère Testa vous a vu ; vous suiviez le brigadier des yeux et vous marmottiez entre les dents.

— Vous vous êtes disputé avec lui hier, vous l'avez menacé. Amélie Salé vous a rencontré sur la route des Trois Sorciers.

— Faites-là donc venir, dis-je.

Quand elle fut là, je lui montrai l'anneau.

— Monsieur le procureur a quelque chose à vous remettre ; c'est la bague de votre mari.

— Vous êtes un menteur, répliqua-t-elle, mon mari a son anneau au doigt.

On fit venir le Salé. Il avait une alliance, mais il portait au petit doigt.

— Singulière place, dis-je.

— Je l'ai toujours portée là ; j'ai des témoins.

Je me sentais perdu. Quelle chance avais-je de retrouver une bague dans le Pignada ! On avait découvert celle-ci tout auprès du corps du brigadier. Le Salé prétendait ne pas être sorti. J'étais seul à l'avoir vu. Dans mon désespoir, je poussa un juron formidable. Mon chien accouru vers moi et je lui montrai l'anneau disant :

— Voilà de quoi faire couper la tête à ton maître !

Me comprit-il ? L'anneau lui rappela-t-il quelque chose ? Toujours se sauva-t-il dans la Pignada. Ne demi-heure plus tard, pendant que les témoins défilaient en m'accablant, voilà mon chien qui reparaît. Vous me croyez si vous voulez, monsieur, il avait mon anneau aux dents. Je le tendis au procureur.

— Je suis un braconnier, lui dis-je, mais non un assassin.

Le procureur lut l'inscription : « Pierre et maie uni le 7 février 1883 ».

— Ceci change l'affaire, murmura-t-il.

Et, trois jours plus tard, on arrêta Salé. Il fut reconnu qu'Amélie avait arrangé toute cette histoire contre moi. Du train dont va la justice, qui donc oserait jurer que je ne serais pas monté sur l'échafaud sans le chien que voilà ?

Et de nouveau, l'homme et la bête se regardèrent.

 

REVUE NOS LOISIRS DU 1er DECEMBRE 1907

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