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MOINEAUX SANS NID N° 162

21 Juillet 2012, 09:00am

Publié par nosloisirs

 

CHAPITRE-162--.jpegQuel ne fut l’ahurissement de Claude Lornier, le lendemain, alors qu’il compulsait ses nombreux dossiers, de voir entrer dans son bureau le gardien Grégoire Morel, dont le visage sombre, et renfrogné n’augurait rien de bon ! Furieux, il leva sur lui un regard interrogateur.

— Que me voulez-vous ? Questionna-t-il sèchement. Je vous préviens que je suis très occupé et s’il s’agit des autorisations que vous avez l’habitude de venir me demander pour les détenus ou leurs familles, je n’ai pas le temps de vous écouter pour le moment.

Grégoire ricana avec un air de défi. Au lieu de s’en aller, comme s’y attendait le secrétaire de la prison il saisit une chaise et la place ostensiblement devant le bureau de Lornier, et s’y installa en le dévisageant avec une expression franchement provocante.

Lornier le fixa, indigné.

— Vous ne m’avez donc pas compris ? Fichez-moi la paix ! Grogna-t-il. J’ai tous ces dossiers à examiner et dois les remettre avant ce soir !

— Je suis convaincu qu’en me sacrifiant dix minutes de votre temps si précieux, votre travail n’en souffrira pas du tout, Monsieur le secrétaire, répliqua Grégoire avec fermeté. Je suis venu vous entretenir de choses extrêmement sérieuses !

L’accent du gardien étonna tout d’abord Claude Lornier, puis l’inquiéta.

— Que vous arrive-t-il, Grégoire ?... C’est bon, soupira-t-il résigné, je vous écoute, mais soyez bref !

— Je le serai, affirma l’autre d’une voix dure et hostile, je suis venu vous trouver pour vous demander quelles sont vos intentions vis-à-vis de mademoiselle d’Evreux ?

A ces mots, Claude Lornier ouvrit tout d’abord de grands yeux, puis partit d’un retentissant éclat de rire.

— Comment ? Protesta-t-il en riant. Seriez-vous devenu subitement fou, mon pauvre Grégoire ? Et en quoi ceci vous regarde-t-il ?

— Ca me regarde beaucoup plus que vous ne le pensez ! Affirma le gardien en le fixant haineusement et je tiens à connaître la vérité !

— Occupez-vous donc de vos affaires, et laissez-moi travailler à présent, répliqua le secrétaire, qui commençait à perdre patience.

Il se leva et, s’approchant de Grégoire, lui dit avec colère :

— Quelle est la raison qui vous pousse à me poser une telle question ? Vous seriez-vous épris de cette dame ? Ca serait un comble !

Il éclata de nouveau de rire en achevant de prononcer ces mots, ce qui fit plus encore enrager le gardien.

— Cessez de rire ainsi ! Hurla-t-il en se levant à son tour. Je vous défends de vous moquer de moi, et c’est pour cette raison que je suis venu vous parler, car vous m’avez trahi ! C’est grâce à moi que vous avez gagné cinquante mille francs et que vous avez fait la connaissance de cette dame, et vous m’en récompensez en m’empêchant d’en retirer tout bénéfice personnel !

La plus vive stupeur se dessina sur le visage mince au profil aigu de Claude Lornier.

— Ainsi ! S’exclama-t-il, il ne s’agissait que de ça ! Pourquoi ne me l’avoir pas dit tout de suite ? D’après vos explications, j’avais cru comprendre que c’était surtout la femme qui vous intéressait, alors qu’il n’est question que d’argent !

Il ouvrit son tiroir et en sortit un billet de cinq mille francs qu’il tendit au gardien de prison en ajoutant :

— Tant mieux ! Ainsi, nous pourrons continuer à nous entendre. Prenez ceci et maintenant, laissez-moi travailler !

Il ne s’était pas encore aperçu que l’homme le fixait avec des yeux de plus en plus haineux, et qu’il avait posé l’argent sur le bureau.

— La prochaine fois que vous aurez besoin de me parler, continua Lornier en prenant un air important, n’entrez pas sans frapper comme vous venez de le faire. N’oubliez pas que nos fonctions différent totalement et que vous me devez le respect ; sinon, je ...

Il s’interrompit se rendant brusquement compte de l’hostilité de Grégoire, et il se tut quelques secondes, tout a fait déconcerté.

— Eh bien § Reprit-il, qu’est-ce que vous prend à présent ? Vous n’êtes pas satisfait ! Vous trouvez que ça n’est pas suffisant !

— Je n’ai que faire de ces cinq mille francs ! Gronda l’autre hors de lui. Je veux que vous cessiez de tourner autour de cette femme !

Et après avoir crié ces paroles, l’étrange et massif personnage lui tourna le dos et sortit presque en courant du bureau en claquant la porte avec violence.

Stupéfait, Claude Lornier fronça les sourcils, puis sourit avec mépris.

« Jenemétaisdoncpastrompé !Murmura-t-ilenserasseyant,cecrétinsesttoquédAlice !Cestréellementinimaginable !Cepauvrelourdaudimbécile,oserleverlesyeuxsurunefemmeduntelrang !

Il replaça le billet de banque dans son portefeuille et reprit le cours de ses réflexions.

— C’est vraiment impensable, reprit-il à haute voix ! Bah ! Assez parlé de cet idiot ! S’il osait venir m’ennuyer de nouveau, je saurais remettre à sa place.

Bien vite, il oublia complètement Grégoire et son ridicule passion pour Alice d’ Evreux.

Claude Lornier se sentait trop supérieur à ce modeste gardien pour le considérer comme un rival possible. Il était d’ailleurs persuadé que l’exaltation amoureuse de Grégoire s’évanouirait comme de la fumée.

Durant toute la journée, il travailla avec acharnement et vers le soir, il se dirigea vers la cellule de Robert Montpellier avec le vague espoir de s’entretenir avec lui plus raisonnablement s’il le trouvait en de meilleures dispositions.

Mais en l’examinait à travers le judas, il l’aperçut si sombre plongé dans ses pensées, qu’il préféra remettre sa visite à plus tard.

« Ilvautmieux,pensa-t-illuilaisserletempsderéfléchiretdêtredemoinsmauvaisehumeur.Dailleurs,jenaiaucunintérêtàcequecethommechangedopinionsurAlice.Aucontraireilvautcentfoismieuxquillagarde,cestàcetteseulecondition,eneffet,quejarriveraipeut-êtreàconquérircettemerveilleusefemme ! »

Assez content de son raisonnement et très optimiste, le jeune secrétaire quitta le lugubre bâtiment peu après six heures du soir, et s’aperçut en arrivant dans la rue qu’il y régnait une animation inaccoutumée. Un peu plus loin, sur le boulevard, il entendit les vendeurs de journaux qui couraient, brandissant les feuillets à gros titres et criant la catastrophe inévitable d’une déclaration de guerre imminente.

Mais Claude Lornier était trop pris par ses chimères pour prêter grande attention à la politique. Il se dirigea vivement vers la plus proche station de métro, désirant rentrer chez lui avant d’aller à son restaurant habituel où il prenait ses repas du soir.

A midi, il déjeunait hâtivement dans une petite brasserie voisine de la prison, mais le soir, après avoir changé de costume, il se rendait dans un restaurant qu’il affectionnait particulièrement et où il retrouvait tout un groupe d’amis, pour, ensuite, achever la soirée ans un lieu distrayant souvent en compagnie de femmes faciles.

Bien que son salaire ne fut pas très élevé, il réussissait à) disposer de pas mal d’argent pour s’amuser, car ses trafics à l’intérieur de la prison lui rapportaient des gains assez conséquents.

Aimant le plaisir, il gaspillait généreusement le fruit de ses malhonnêtes complaisances.

Claude Lornier revêtit en costume élégant après avoir fait une toilette très soignée, car il avait l’intention d’aller chez Alice d’Evreux, après dîner, sous le premier prétexte qu’il imaginerait. Puisque, la veille, la ravissante femme avait semblé lui témoigner quelque sympathie, il entendait bien continuer à battre le fer tant qu’il était chaud.

Tout en confectionnant avec application son nœud de cravate devant le miroir de sa chambre, il ne souriait avec complaisance.

« JevaisraconteràAlicequejaiparlédenouveauàMontpellieretquecederniercommenceàêtrelégèrementébranlé.Jevaisluidonnerunpeudespoiretpeut-êtremetémoignera-t-elleunpeuplusdintérêt ...Ah !Ilnemarrivecertespassouventàcepauvrediablecommemoidavoirlachancedapprocheruneaussigrandedame,etjeseraisunvraicrétindenepasenprofiter.Enoutre,Aliceseplaitinfiniment,etsonsangcourtplusvitedansmesveinesàlaseulepenséedelarevoir !... »

Il sortit quelques minutes plus tard très sûr de lui, décidé à tenter l’assaut de la forteresse qu’il rêvait d’enlever.

Il dîna rapidement, n’échangea que de vagues propos avec ses camarades, et un peu avant neuf heures, il prenait de nouveau la direction de la maison du marquis d’Evreux.

Lorsque la femme de chambre lui ouvrit et qu’il lui demanda l’air détaché de l’annoncer à sa maîtresse, elle lui répondit que Mademoiselle était sortie et ne savait pas du tout à quelle heure elle rentrerait.

— Vous ne savez pas où elle est allée au théâtre ou à un spectacle quelconque ? Insista-t-il très déçu.

— Je ne puis vous répondre, Monsieur, Mademoiselle n’est même pas rentrée dîner. Peut-être ne tardera-t-elle pas, mais elle peut aussi passer une partie de la nuit dehors ?

— Puis-je l’attendre ? Demanda-t-il car j’ai quelque chose de très important à lui communiquer.

La jeune femme sembla perplexe, puis se décida :

— Comme vous voudrez, Monsieur, répondit-elle en lui ouvrant la porte du salon ; mais si Mademoiselle ne rentrait que très tard ?...

Claude Lornier consulta l’heure à sa montre de poignet.

— Je ne l’attendrai qu’une demi-heure. Si, d’ici là elle n’était pas rentrée, je vous prierai de lui dire que je suis passé et vous lui demanderez de me téléphoner afin de me fixer un rendez-vous pour demain.

La jeune femme répondit par un signe de tête affirmatif et referma la porte du salon, le laissant seul dans la pièce.

Claude s’assit sur le divan, prit une revue oubliée sur la jolie table en laque de chine rouge sur laquelle s’épanouissait des roses placées dans un vase de cristal de Bohème ... Quel goût exquis et quelle harmonie régnait dans cette demeure !

Dix minutes venaient à peine de s’écouler qu’il entendit résonner la sonnette de la porte d’entrée.

« Cestelle,certainement ! »pensa-t-il,ému.

Mais il se trompait !... Quelques minutes après, la porte s’ouvrit et sur le seuil, à son immense stupeur, il vit apparaître une silhouette familière et trapue !

— Entrez, Monsieur, priait la soubrette, il y a déjà quelqu’un qui attend Mademoiselle au salon.

Lornier ne put retenir une exclamation d’étonnement. Il se leva en fixant le visage ahuri de Grégoire ... car c’était lui !

— Vous ici ? Dit-il durement. Que voulez-vous y faire ?

Le gardien ne répondit pas. Il était de son côté, tout à fait déconcerté, ne s’attendant certes pas à découvrir son supérieur dans le salon de la jeune femme, et cette constatation le remplissait de colère et de dépit. Toutefois, il se domina et haussa les épaules.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de tellement extraordinaire à ça, répliqua-t-il en allant s’installer dans un fauteuil. Vous n’ignorez pas que je suis en rapport d’affaires avec mademoiselle d’Evreux.

— Cela suffit, Grégoire ! Trancha sèchement l’autre. Puis il se leva et se dirigea vers l’homme qui le dévisageait, inquiet et étonné. Vous commencez à m’énerver sérieusement. J’admets que vous m’ayez présenté à cette dame, mais à présent, vous allez vous en aller, car vous pouvez être certain qu’elle se moque pas mal de vous !

Grégoire pâlit de rage à ces mots et se leva à son tour. Durant quelques secondes, les deux hommes se mesurèrent du regard comme deux ennemis sur le point d’en venir aux mains.

— Que voulez-vous dire ? S’écria le gardien d’une voix sifflante. De quel droit me donnez-vous cet ordre ? Ici, il n’est plus question de service, et si j’ai à m’en aller, c’est à mademoiselle d’Evreux à le dire. Quant à vous, je vous conseille de vous taire !

Morel était tellement menaçant que Lornier, qui n’était pas d’un courage à toute épreuve, changea subitement de façon de faire et lui sourit conciliant. - Ne vous fa^chez pas, que diable, Grégoire ! Je voulais simplement dire que j’avais le droit d’être ici, tout comme vous. Parlons franchement, voulez-vous. Je crois que cela vaudra mieux pour nous deux. Quelles sont vos intentions ? Que désirez-vous ? Est-ce de l’argent ou visez-vous autre chose ... beaucoup plus important ?

A cette question si directe, le gardien baissa les yeux. Il aurait voulu répondre du tact au tac à cet homme si arrogant et antipathique mais il se retint. Il comprenait qu’il se couvrirait de ridicule en lui confiant sa passion pour la trop jolie et séduisante jeune femme. Il préféra se taire et murmura simplement :

— Il se peut que j’aie envie de gagner quelque argent. Mais je n’aime pas trouver quelqu’un en travers de ma route ; c’est tout !

— Alors, Grégoire, agissez comme vous l’entendez, déclara Lornier en riant. Je n’ai nullement l’intention de vous ennuyer. Tant mieux pour vous si vous réussissez à vous faire donner de l’argent, mais il existe autre chose sur quoi je ne céderai pas ; c’est que vous restiez ici à attendre mademoiselle d’Evreux avec qui j’ai besoin de m’entretenir longuement, c’est pour cette raison que je vous prie instamment de vous en aller. Vous reviendrez demain ou un autre jour, mais à présent, laissez-moi, afin de ne pas gêner mon plan, puisque moi, je n’engage à ne pas troubler les vôtres !

Lornier s’était exprimé avec une dureté croissante et sur le ton inconsciemment autoritaire qu’il prenait lorsque, dans son bureau, il s’adressait au personnel de la prison.

Le front de Grégoire se creusa de deux profondes rides et la colère lui gonfla les veines du cou. Cependant, une fois encore, il se domina. Il n’ignorait pas que, sur le plan oratoire, il ne pouvait lutter avec ce diabolique personnage, alors qu’à coups de poings, il aurait eu le dessus, très certainement. Seulement, pour le moment, il devait éviter toute violence, d’autant plus qu’il se trouvait dans la demeure d’une femme pour laquelle il était capable de n’importe quelle folie, et il ne tenait guère à passer à ses yeux pour un rustre !

Jusqu’ici, notre naïf Grégoire s’illusionnait encore, persuadé que la jolie femme lui accorderait ses faveurs et il n’entendait pas compromettre stupidement une aussi merveilleuse perspective où cédant à un geste de colère et de jalousie.

Il raisonnait rapidement tout en fixant son interlocuteur.

— D’accord, monsieur Lornier, je vais m’en aller, accepta-t-il. (Il se leva, l’enveloppa d’un regard étranger, puis ajouta) : Je reviendrai plus tard et j’espère ne pas tomber de nouveau sur vous. Je vous prie d’infirmer mademoiselle d’Evreux que j’ai à lui parler, moi aussi.

Claude Lornier, répondit en souriant.

— Je ferai votre commission, Grégoire. Maintenant, quittons-nous sans rancune, acheva-t-il en lui tendant la main.

Mais l’autre lui tourna le dos, les yeux étincelants de rage et, ouvrant vivement la porte, quitta la pièce.

Lornier éclata d’un rire sonore.

« Ilestaussidrôlequegrotesque,pensa-t-il,bienqueleregardqueluiavaitjetéGrégoireletourmentât ...Maiscestunpauvrebougrequiplietoujoursléchineet,avecunpeudemalice,onenvientfacilementàbout ... »

L’astucieux personnage n’aurait certes pas raisonné ainsi s’il avait su que le gardien de prison, torturé par la jalousie, s’était arrêté dans le bar en face, comme il l’avait déjà fait la veille.

Cette fois, Grégoire ne but pas outre mesure ; il commanda simplement un petit verre de fine et ne quitta plus des yeux le porche de la demeure d’Alice.

Il n’attendit pas longtemps ; un quart d’heure plus tard, il vit en ressortir Claude Lornier, l’air maussade. La jeune femme n’était pas encore de retour – Grégoire l’aurait vue entrer – et le visiteur ne pouvait décemment plus prolonger son attente.

Une joie méchante éclaira soudain les pupilles sombres du gardien qui paya rapidement sa consommation, quitta le bar et suivit le jeune secrétaire.

Il ne savait pas encore exactement ce qu’il allait faire, mais il tenait, avant tout, à empêcher cet arrogant gringalet de ce mettre en travers de ses projets amoureux. Et pour cela, il était prêt à tout !...

 

( A SUIVRE LE 24 JUILLET )

 

 

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