LE MAUVAIS RÉSERVISTE
Tiens, ce vieil ami ! Depuis le temps et les temps ! Plus d'un an, hein ! Et qu'opères-tu dans ces parages ?
M'avançant une chaise de l'ensoleillée terrasse de café où frileusement il lézardait :
— Prends un « cierge » ajouta-t-il cordialement.
J'ai beau être habitué à cette petite manie qu'il a par ses moments de bonne humeur, d'enjoliver certains mots de « r » interstitiels autant que saugrenus je ne puis réprimer, chaque fois, une surprise, même légère comme dit Georges Boyer.
Je pris donc, aux côtés de mon ami un « cierge ». Non un siège.
— Et quoi de nouveau, mon ami ?
— Pas grand chose, mon vieux « camarade » répliquai-je flattant sa manie.
— Tu blagues ma faiblesse, et moi je la vénère car elle me procura — c'est vrai, nous ne nous sommes pas rencontrés depuis — les plus délicieux vingt huit jours qui se soient jamais accomplis à l'ombre de notre glorieux drapeau.
— Pas possible !
— Rien de plus exact ! Pendant quatre semaines aux yeux de mes supérieurs, je passai pour le sympathique idiot, de qui rien à tirer.
Et mon excellent ami de Guingois me conta son inepte aventure, inepte, mais ravissante aux yeux de qui connaît mon ami di Guingois — oh ! sa voix ! — et sa face du Christ anglais qui aurait mal tourné.
L'espace nous étant par malheur avarement mesuré, résumons ce récit, au risque, hélas ! D'en parcheminer toute saveur.
Dès le petit matin du premier de ces vingt huit jours :
— Hé ! L'homme ! Fait un jeune officier interpellant précisément — comme ça se trouve ! — mon ami de Guingois.
Fidèle à sa vieille manie et, du même coup, à la discipline :
— Mon « lieurtenant »
— Comment vous dites-vous ! S'interloque le supérieur.
— Je dis « Mon lieurtenant »
— Vous ne pouvez donc pas dire « mon lieutenant » comme tout le monde.
— Je ne peux pas mon « lieurtenant »
— ! ! ! ! ! !
— Un défaut de prononciation que j'ai.
— Elle est ra ide, celle-là !
Le capitaine de la compagnie passait :
— Quoi !... Qu'est-ce qu'il y a de raide ?
— Mon capitaine, cet homme-là prétend ne pas pouvoir prononcer le mot « lieutenant » autrement que « lieurtenant »
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Interrogea sévère le capitaine.
— Ça n'est pas une histoire, mon « carpitaine »
— Comment ! Moi aussi !... Vous ne pouvez pas prononcer correctement le mot « capitaine »?
— Impossible, mon « carpitaine » !
Au fond de guingois se dit :
— Elle va peut-être un peu loin, la blague ; mais... le moyen de reculer, maintenant !
— Pourtant, insista le trois galons, il est plus aisé ce me semble de prononcer « capitaine » que « carpitaine »
— Je ne vous dis pas, mon « carpitaine » mais à moi, c'est impossible.
— Et cet officier qui arrive à cheval, comment le désignez-vous par son grade ?
— C'est un « cormandant » mon « carpitaine »
— Ah ! Ça , c'est trop fort, par exemple !
Le capitaine réfléchit longuement.
— Voyons mon ami, répétez cette phrase : « Paris est la capitale de la France »
— Paris est la capitale de la France mon « carpitaine »
— Ah ! Je vous y prends ! Vous êtes un farceur ! Vous prononcez « capitale » et pas « capitaine ». Vous simulez, mon garçon, vous simulez
— Pas le moindre du monde, mon « carpitaine » il n'y a que sur les grades de messieurs les « orficiers » qui s'exerce mon défaut de prononciation.
— Alors qui commande le régiment ?
— Le « corlonel » mon « carpitaine »
— Et au-dessus du « corlonel » mon colonel ?
— Le « gernéral » mon « carpitaine »
— Et au-dessus des « corlonels » et des « gernéraux », alors le « mirnistre » n'est-ce pas, le « mirnistre » ?...
— Oui, mon « carpitaine » le « mirnistre »le « mirnistre » de la guerre, et puis au-dessus, le « président » mais celui-là, c'est un civil, je le prononce comme il faut.
Le « lieurtenant » et le « carpitaine » se consultèrent longuement, pas d'erreur possible ; l'homme se payait leur fiole, et se la payait sans compter.
Juste ! Voilà le docteur, un petit tout jeune botté, éperonné, cravaté, plus officier à lui tout seul que le restant des galonnés.
Vite mis au courant de la situation.
— Moi, fait-il à de Guingois, qu'est-ce que je suis ?
De Guingois le regarde bien en face.
— Vous, vous êtes un « merdecin mirlitaire »
et cette simple réponse en bouche un tel coin au troubado-docteur, que :
— Voilà certainement un cas les plus curieux et les plus inquiétants que j'ai jamais rencontrés. Si j'ai , messieurs, un conseil à vous donner, c'est de ficher la paix, le plus possible à cet homme-là pendant la période. Après quoi, dame ! il se débrouillera !
Il fut fait comme il était dit et de Guingois me concluait non sans une apparence de raison.
— Évidemment ce n'est pas pendant ces vingt huit jours-là que j'ai repris l'Alsace et la Lorraine mais, rendez-leur cette justice, les autres non plus.
REVUE NOS LOISIRS DU 29 MAR(S 1908