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EST-CE UN CRIME ?

18 Avril 2012, 09:00am

Publié par nosloisirs

 

 

EST-CE UN CRIME ?

Dramatique aventure de montagne par Georges CASELLA

 

Voici la relation de la tragique ascension de Welterborn, telle qu'elle fut écrire par le jeune Jacques Demole. Ces pages adressées par lui à la Tribuna de Rome, parurent la veille de son procès.

 

J'avais déjà fait vingt quatre ascensions, seul ou accompagné, et comme vous le savez, mes promesses et mon jeune âge j'ai dix neuf ans m'avaient valu le surnom de « Petit prodige des Glaciers »

le 25 septembre 1890, je reçus une lettre m'annonçant l'arrivée de mon ami Albert Strong qui venait se reposer en Suisse, après avoir achevé ses études à Oxford. Le 26 au matin, Strong m'apparut sur la terrasse de l'hôtel, habillé d'un costume de drap vert botté de leggings et chaussée de souliers à clous. Il était suivi d'un employé de la gare qui portait une lourde valise à laquelle elle était lié par une courroie, au milieu d'une quantité de cannes ferrées, un pistolet reluisant, au manche verni. Ceci m'éclaira sur les intentions belliqueuses de mon ami Albert.

Avant même de me serrer la main, il m'expliqua avec volubilité qu'il comptait passer ses vacances dans les Hautes-Alpes et m’égaler en réputation. Nous étions des enfants et son enthousiasme m'enflamma, me fit entrevoir une série de promenades magnifiques à travers les neiges éternelles.

Cette première journée se passa à visiter les gorges de la Lütschine, la grotte bleue et le grand bois de sapins du Mettenberg. Strong marchait bien. Il imita vite le déhanchement pesant des montagnards et, quand nous rentrâmes le soir poussiéreux et ravis je le félicitai sur ses dispositions d'alpiniste. Pendant trois jours, on nous vit parcourir les longues routes qui vont à Rosenlaui où la petite Scheidegg. Nous fîmes de nuit la promenade du Faulhorn et dès que nous fûmes au sommet, Strong put voir pour la première foi, sous l'aurore jaillissante, se profiler sur un ciel étrange, la chaîne des monstres blancs qui couvre l'Oberland.

La fièvre qu'il ressentit, ses exclamations son délire même, je connaissais tout cela pour l'avoir déjà éprouvé.

D'extraordinaires clartés transformaient le décor magique. Des nuages légers se déchiraient en écharpes teintés d'ocre et leurs reflets traînaient sur la neige des pointes. A un moment , Albert me serra le bras : « Quand partirons-nous ? » murmura-t-il. Il désignait la dentelle fantaisiste des cimes où se jouaient mille couleurs. J'avoue que le désir m'était venu de recommencer mes voyages hasardeux. Je répondis pourtant : « Dans quelques jours, lorsque tu sera mieux entraîné » Il se fâcha prétendit qu'il résisterait à toutes les fatigues et que mon orgueil était sans limite. Il insista sur ceci que j'étais un fat et un poseur, et... qu'il avait vu Tartarin. Puérilement, la colère prit à mon tour : « Eh ! Bien, dis-je, c'est entendu nous partirons demain, mais j'exige des guides Alors s'exclama Strong, je partirai seul et je saurai trouver mon chemin.

A ces mots, je frémis d'inquiétude, car il était homme à faire ce qu'il disait et je connaissais trop les dangers qui rendent impossible toute tentative solitaire. Je dus lui promettre que nous irions au Wetterhorn le lendemain et que nous passerions la nuit à la hutte de Gleckstein.

Ce n'est pas sans raison que j'avais choisi le Wetterhorn. Si cette montagne recèle de tragiques souvenirs, si les avalanches et la foudre y ont laissé de nombreuses victimes, son ascension n'est reste pas moins une des plus aisées et de plus souvent accomplies.

Nous quittâmes l'hôtel à quatre heure de l'après-midi. Nous atteignîmes vite le chalet Michbach qui paraît construit au bord d'un abîme. Ici le chemin tourne, brusque. Il s'achève contre le roc où treize échelles sont dressées. Ces échelles franchies le chemin recommence. Il vire forme des lacets pour aboutir à un large glacier brodé de moraines, crevasse mais uni. Pour atteindre les moraines, nous nous laissâmes glisser le long d'une pierre où ruisselait un filet d'eau. Le jeu divertit Strong qui ne cessait de manifesté une gaîté enfantine. Quand nous eûmes contourner un énorme bloc erratique, traversé de faibles crevasses, nous arrivâmes à la pente de neige qui rejoint le chemin plus raide, mais nettement tracé. Par endroits des rampes de fer suivent les rocs. Enfin, comme le soleil s'écrasait sur les monts, nous aperçûmes la hutte.

Ce fut une belle journée et je ne me repentais pas trop d'avoir cédé à Strong, car il s'était comporté en vrai montagnard et sa joie s'exhalait en chanson. Après avoir dîné d'une soupe épaisse que je fis cuire moi-même sur un petit poêle rouillé, nous nous endormîmes l'un contre l'autre, confiants ans notre jeune force et dans la destinée.

Il était deux heures du matin quand j'ouvris la porte de la Gleckstein. Strong déjà au courant, achevait de balayer le parquet rude et de remettre chaque chose en ordre. Nous portâmes sue le seuil les sacs et les pics, après avoir verrouillé soigneusement la porte, nous être reliés par une forte corde les lanternes allumées nous partîmes dans l'ombre.

La hutte abandonnée, ce fut une pente où croissaient les dernières herbes. Il n'y eût bientôt plus que des rocs. Toute végétation cessait. Les pierres jaunâtres, schisteuses, semblaient être accumulées là depuis des siècles. Elles s'effritaient sous les pieds. Un vent sec gerçait nos lèvres, nos doigts s'engourdissaient sur les manches des pics et nos yeux se voilaient de larmes involontaires. Nous dûmes stopper devant une nappe de neige immense étalée sur le flanc du mont comme une ceinture. Le décor terrifiant qui nous enveloppait paraissait inaccessible. Devant nous c’était une série d'arêtes sombres déployées en pattes d'araignées ; un mur gigantesque et crénelé s'élevait au loin ; à gauche c'était le vide et, derrière le groupe des Schreckhorner dressait vers le ciel sa double dent pointue, hérissée, menaçante. Je décidai de prendre la seconde arête de gauche, puis de tourner à droite par un vase couloir. Nous allâmes pendant des heures et bientôt, au zénith, un rai rouge s'alluma, parut flotter comme un voile, s'étendit et divisa en milles écharpes déchiquetées, les faîtes neigeux devinrent écarlates et, déjà les séracs géant craquaient sur leur base. Je soufflai ma lanterne, Strong m'imita, et le jour fut bleuâtre, avec d'étranges nappes orangées. Nous laissions ans la neige une trace oblique qui rejoignit la crête escarpée lorsque le soleil s'emmancha sur le grand Schreckhorn comme une boule de bilboquet. Alors, toutes les forces mauvaises de la montagne se déchaînèrent ; des torrents muets la nuit, se mirent à gronder, les pierres dégelées roulèrent des hauteurs avec un sifflement lugubre. Elles frappaient le roc, rebondissaient et semblaient planer comme de grands oiseaux. A droite, sur les glaciers semaient une poussière tumultueuse et diamantée.

Vite ! Dit Albert très pâle.

Et je m'aperçus trop tard hélas ! Que Strong ne connaissait aucun des dangers véritables de la guerre contre les cimes. Pour comble de malheur, un nuage lourd montait de la vallée. Je devinai la tempête. Les pierres volaient plus nombreuses et Strong les évitait mal. L'une frôlant son oreille, un poussa un cri d'effroi. Quand le premier éclair parut, il jeta son piolet et s'assit contre le roc, face au vide.

N'avançons plus, Jacques, je t'en supplie !

Sa voix s'était transformée. J'eus beau le railler, il semblait démoralisé; incertain, abattu.

Descendons, gémit-il.

C'était impossible. Le nuage couvrait le Wetterhorn, il s'écrasait de sa masse étouffante et trapue. La grêle tomba drue, serrée, douloureuse. Les yeux dans ses mains rejointes, Albert comme pétrifié ne prononçait plus une parole. L'épouvante de mon compagnon, bien qu'elle me surprit dés l'abord car cet orage était faible et assez commun, me plongea dans une perplexité terrible. Je pensai qu'il me faudrait redescendre sur les pentes raides en traînant derrière moi un être frappé de stupeur, et, vous le savez, le guide doit toujours se tenir à l'arrière s'il veut éviter les pires catastrophes.

Le soleil reparut enfin parmi les brumes écartées et Albert, le premier, la face tirée par une volonté nerveuse, réclama la descente. A cette heure les difficultés étaient plus grandes. La neige devenue molle fléchissait sous les pieds, et ces demi-chutes perpétuelles sur le roc humide, qu'il faut savoir utiliser par accélérer à la marche; étaient encore pour lui une sensation neuve. Il fit montre, toutefois de beaucoup de courage et me suivit précautionneusement, pas à pas, posant les pieds dans les marches que je taillais à même la glace.

Maintenant sous la clarté du jour, les endroits où nous étions passés pendant notre montée nocturne lui semblaient effrayants. Il ne voulait pas les reconnaître et prétendais que je m'étais trompé de route. Je ne m'attardai pas à discuter, mais je résolus de franchir une corniche étroite qui longe le roc et qui surplombe un gouffre vertigineux au fond duquel semblent se mouvoir les séracs inclinés de la mer de Glace.

Souvent j'avais pris ce chemin en redescendant du Wetterhorn, parce qu'il me faisait gagner près de deux heures. J'eus le tort de ne pas songer à l'extrême fatigue d'Albert et à son manque d'habitude. Je ne pensais qu'à rejoindre au plus vite la hutte de Gleckstein. Je m'engageai donc sur la corniche.

Elle était recouvert d'une neige fraîche qui fondue lentement sous l'action du soleil et congelée dans sa chute, formait au rebord de l'étroit passage de longs stalactites. J'avançai lentement la pointe de mon piolet dans la muraille de neige et je sentais presque sous mon cou le souffle un peu haletant d'Albert Strong.

Tout à coup, à l'instant même où je franchissais l'endroit le plus périlleux, alors que les mains immobilisées sur le bois de mon piolet planté dans la neige, je ne pouvais faire un mouvement, j'entendis Albert murmurer :

Je me sens mal... Sauve-moi..

 

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Sa voix me déchira le cœur, mais que pouvais-je faire ? Je lui criai de me saisir à la ceinture et de si cramponner jusqu'à ce que son malaise fût dissipé. Encore une minute et la plus grosse difficulté était vaincue. Je n'eus pas de réponse, mais une secousse violente me tira en arrière, m'arracha hors de la corniche et je restai suspendu à mon pic enfoncé, les pieds ballants, tiré lentement par le poids de Strong vers l'abîme.

Un effort prodigieux me fit reposer les pies sur la corniche et j'aperçus Strong qui, les yeux clos, griffait vainement la neige près de mes souliers. J'eus conscience qu'il était perdu. Mon point d'appui, devenu glissant serait vite transformé par les mains d'Albert et par le soleil en une déclivité dangereuse. Je ne pouvais m'incliner sans lâcher mon piolet, et c'était la mort.

Je regardai encore mon ami et cette fois mes yeux rencontrèrent les siens, grands ouverts.

Nous sommes perdus, lui dis-je, si tu ne peux remonter en t'aidant de la corde. Je crois que mon piolet résistera.

Strong tenta un effort héroïque, puis ses bras retombèrent et il souffla :

Coupe la corde.

Ce conseil me bouleversa. Je n'avais pas songé une minute que je pourrais sauver mon existence et, maintenant, une tentation folle de vivre, de voir encre le soleil se lever sur les monts et parcourir ces régions assassines m'étreignait. Je sentais mes reins ployer peu à peu, blessés par la corde, déchirés, saignants. Et le conseil revenait, monotone, entêtant :

Coupe la corde... Coupe la corde...

ce fut presque malgré moi que je fouillai la poche de mon veson d'une main frébrile et que j'en sortis mon couteau dont j'ouvris la lame avec les dens. Stron ne parlait plus, évanoui sans doute, et je sentis mes firces m'abandonner. Alors, affolé les tempes moites et le cœur trépidant, je tranchai la corde dont la dernière fibre craqua toute seule. Le tronçon détendu revint me gifler le visage. Je n'entendis pas un cri, mais un atroce bruit mou... et le fracas d'une avalanche soudaine étouffa les échos.

Je me sentis extraordinairement léger et souple. Je franchis le pas dangereux , je retrouvai la longue arête que va vers Gleckstein et j'avais l'impression d'être un somnambule, d'obéir à une fatalité que me amenait vers la vie.

 

◊ ◊ ◊

 

Je fus vous le savez, accusé d'un crime et je ne dus ma liberté provisoire qu'à l'influence de mes parents.

Devrais-je mourir ou ai-je bien ai d'écouter celui qui s'exprimait au seuil même de la tombe ?

Devais-je mourir ou ai-je bien fait d'écouter celui qui s'exprimait au seuil même de la tombe ? Suis-je un criminel ou suis-je au contraire honnête vis-à-vis de moi-même pour ne pas avoir sacrifié ma vie ?

Je sais que je n'aurais pas dû partir avec Strong que j'aurais dû me défier de son enthousiasme, mais nous avions le même âge, et j'avais triomphé jusqu'alors, des dangers les plus grands. Quelle que soit la décision de mes juges, je veux dire la hantise que je subis depuis cette tragique aventure et qu'il n'es pas une de mes nuits où la voix brisée d'Albert ne me crie pas son conseil héroïque : « Coupe la corde... Coupe la corde... »

Ai-je bien fait ? les hommes vont me juger mais ma conscience me dit que je ne serai ûni que pour avoir été léger, trop jeune, et non pas criminel.

 

                                                                                     REVUE NOS LOISIRS DU 5 AVRIL 1908

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