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LE CHAPELET DU CHERIF

19 Août 2011, 09:00am

Publié par nosloisirs

 

 

 

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Comme les notes aigres des flageolets de la nouba qui avait accompagné pour leur faire honneur durant toute la traversée du camp français, les envoyés de Si-Sliman et Kheïr, chérif des Ouled-Sidi-Cheikbar, achevaient d'expirer dans l'air pur, le général de Letzerrec parut sur le seuil de sa tente. Sitôt qu'ils eurent entrevu les feuilles e chêne d'or du képi, les gans burnous blancs s'affaissèrent soudain dans le sol dans une humble prosternation et le vieux cheik Messaoud, d'une voix entrecoupée de sanglots volontaires s'écria : « Ya sidi ! Les mains des Ouled-Sidi-cheikdar sont pures du meurtre des Nazaréens, des compatriotes ! Notre saint chérif (sur lui la bénédiction d'Allah !) avait bien recommandé que personne ne fit injure aux deux toubibs dans la ville de Goliah, et voici que de mauvais musulmans (Dieu confonde les suppôts du Lapidé !) ont vilainement transgressé ses ordres. Les faux prophètes pullulent comme des sauterelles dans nos douars. Ils ont prêché la Djebad, et la lie du peuple est en mouvement par l'effet de ces chiens d'Eblis, comme la bouche des citernes sous une averse d'orage. Ha ! Cheik des guerriers ! Bras droit du Rétributeur ! les fils de la rue et es bâtards de la poussière ont tué les deux toubibs, bien que notre maître, dans la bagarre, ait étendu sur leurs têtes, pour les protéger, son chapelet d'ambre sacré. C'est gand'peine magnanime, qu'il a pu échapper lui-même au péril, car es forcenés l'accusaient d'avoir pris le parti des étranges et voulaient le faire périr. Maintenant même par a langue du Véridique ! Le saint homme n'est pas encore tout à fait en sûreté. Il ne sera tranquille qu'au moment où tu viendras dans la ville et sous ses tentes, rétablir la justice, et déjouer s'il pait à Dieu les desseins coupables des Réprouvés !

Avec une politesse rude, le général releva le vieux cheik et le fit entrer sous sa tente où les autres envoyés du chérif le suivirent. Il ressemblait lui-même étrangement aux messagers. Sous la visière du képi on pouvait voir briller des yeux prodigieusement longs, fendus en amande. Un nez busqué autoritaire, aristocratique, aux narines minces et d'un jaune pâle comme des feuilles de parchemin, des lèvres un peu épaisses se relevant aux commissures donnaient à son visage de soldat une expression à la fois fuyante, méfiante et sardonique. Il connaissait bien son Afrique en effet, et n'était pas précisément né d'hier. Son père, Breton avait épousé lors de la conquête, par caprice la file d'un cheik fameux. En lui deux races diverses se mêlaient. Il avait l'entêtement, la décision de son père et l'astuce cruelle de sa mère. Somme toute, un homme de premier ordre, et sous qui aimait servir, bon soldat dévoué à la France, précieux dans des circonstances comme celle où il se trouvait présentement employé par sa connaissance du pays, de la langue, et par son adresse à démêler la vérité. En ce moment il se doutait bien que le cheik Messaoud mentait comme un arracheur de dents. Sous les dénégations répétées, il flairait l'atroce vérité comme un bon limier relève les traces du gibier, et il se demandait si la petite tâche rouge, un peu pâlie, qu'il avait remarquée sur la gandourah, pourtant si pure, de l'uléma El Touil el Hadj Hussein n'était pas une goutte de sang des malheureux docteurs massacrés. Cependant il répondit aux envoyés. Il le fit avec une netteté simple. Il leur assura qu'il serait avant huit jours, avec ses soldats sur le lieu du massacre, et qu'après une enquête conduite avec leur aide, il châtierait si rudement les coupables et leurs complices qu'on en parlerait jusqu'au Tchad. Il termine en invitant selon l'usage les envoyés du chérif, à une diffa monstre pour le soir.

Or, vers le coucher du soleil un mendiant arabe, un loqueteux, un traîne-guenilles, couvert de haillons et pourri de vermines s'approcha du tirailleur qui était en sentinelle à l'entrée sud du camp, et lui glissa à l'oreille deux petits mots qui eurent pour effet de plonger le malheureux soldat dans une profonde stupeur. Il faut croire que ces deux petits mots, si court et si humblement susurrés fussent-ils de sentinelle en sentinelle, avec une vertu bien extraordinaire et un pouvoir presque magique, puisque, grâce eux, le va-nu-pieds put parvenir jusqu'à latente du général de Letzerrec. Délibérément, il souleva la portière et entra ; puis quand il fut assuré qu'il n'y avait là que lui et que le général, il porta la main à sa mauvaise chéchia d'un geste élégant et strict et déclara en excellent français.

— Mon général, pas besoin de chercher bien loin. Ce sont les Ouled-Sidi-Cheikbar qui ont fait le coup.

Un peu surpris tout d'abord pour l'irruption soudaine de l'homme sous sa ante, le général discernait peu à peu, sous le déguisement les traits du nouveau venu et déjà il interrogeait.

— Enchanté de vous voir vivant, lieutenant. Alors vous venez de là-bas et vous connaissez l'affaire ? Racontez-moi ce qui s'est passé exactement. J'ai besoin de tout savoir.

— Mon général, commença l'autre, il faut vous dire que depuis le 25 juin la situation commençait à devenir inquiétante à Goliah. Des tribus, parmi lesquelles celle du chérif Si-Sliman, menaçaient de venir massacrer les européens installés dans la vile. Moi, depuis longtemps j'avais pris ce déguisement et je m'étais fait prêcheur de Djehad. Que voulez-vous ? A la guerre comme à la guerre. Un prêcheur de plus, un prêcheur de moins quand tout le monde est décidé à la guerre, ça ne fait pas grand chose et ça n'est pas très remarqué dans un pays où il y en a tant et puis, on apprend pas mal de choses hurler plus fort que les autres. Bref ! J'avais pu faire passer des avis aux deux médecins, dans lesquels je leur recommandais de déguerpir au plus vite. Mais le docteur Thouars et son collègue étaient des enragés dans leur genre. Ils voulaient finir d'installer complètement leur dispensaire avant de partir. Un matin j'apprends que dans la nuit tout un goum d'Ouled-Sidi-Cheikbar, sous la direction de leur chérif, est entrée dans la ville. Je sors pour me rendre compte. J'entends des coups de feux et des cris. Toute la tribu, renforcée de la canaille citadine, assiégeait avec furie le dispensaire et je me souviens très bien d'avoir vu le chérif Si-Sliman en personne exciter ses fidèles au meurtre en brandissant son chapelet d'ambre, un chapelet miraculeux, fameux dans tout le désert, et que la vieille canaille prétend tenir en ligne directe de la sœur du Prophète. Ce qui se passe ensuite, mon général, vous le savez aussi bien que moi. Je ne pouvais en aucune façon secourir nos malheureux compatriotes, c'eut été me découvrir. En tout cas et je l'ai appris quelques jours après, le chérif ne retira pas de ce bel exploit toute la satisfaction qu'il en attendait. Dans la bagarre, le chapelet sacré avait été perdu. L'idée lui vint que la France pourrait un jour découvrir le pot aux roses et lui susciter quelques embarras. Il résolut de prévenir les mauvais bruits et d'arranger les choses à sa façon. C'est pourquoi, mon général, vous avez reçu aujourd'hui même, comme envoyés de Si-Sliman, les propres assassins des docteurs Thouars et Mesnier, chargés par leur maître d'égarer vos soupçons et de détourner sur d'autres têtes les fusillades imminentes de la Légion.

Le général de Letzerrec ne sourcilla pas. Il se donnait bien que c'était ainsi, en effet que les choses avaient dû se passer. Mais soudain, dans ses beaux yeux longs, câlins et mouillés comme des yeux d'almée, une lueur cruelle et rapide étincela. Il ordonna :

— Vous devez avoir besoin de vous reposer, lieutenant. Vous voudrez bien vous retirer sous la tente de vos camarades, en ayant soin de ne vous faire voir d'âme qui vive, d'âme qui vive, vous m'entendez !

Quand le lieutenant se fut évanoui, le général eut un sourire qui découvrit la pointe de ses canines acérées. Il se dirigea vers un coffret de cuivre ciselé, posé sur sa table, et il en retira une de ces écritoires indigènes, ornées de rubis et de turquoises sertis à plein dans le métal, comme on en trouve dans tous les souks d'Algérie. Il pris une feuille de papier saisit entre deux doigts de léger calam de roseau et avec l'adresse d'un kodja consommé, il calligraphia la lettre qui suit :

« Louanges à Dieu seul !

« Lionel de Letzerrec, général des Français à Si-Sliman, chérif des Ouled-Sidi-Cheikbar au nom d’Allah ! Salut et bénédiction !

« Très saint homme, sache que si la fange ténébreuse du soupçon avait pu troubler l'eau pure de la confiance que nous avons toujours eue en toi, les paroles véridiques de tes messagers auraient suffi à faire renaître entre nous la bonne entente de l'amitié. Nous avons appris quelle conduite généreuse a été la tienne, et comment tu as protégé de ton chapelet sacré nos deux compatriotes, si cruellement mis à mort par quelques forcenés. Mais autre douleur a été sans bornes lorsqu'on nous a fait savoir que ce bienheureux chapelet a été perdu. Aussi avons-nous décidé (puisse la Prudence et le Sagesse de l'Unique nous inspirer) de t'envoyer un chapelet en présent, pour essayer dans la mesure du possible de remplacer celui que tu as égaré dans une si pénible circonstance et notre désir est qu'il puisse te servir dans tes prières et que tu conserves longtemps, s'il plait à Dieu, comme un témoignage de notre amitié, de notre, clairvoyance et de notre justice »

Le général data la lettre du quantième de l'hégire, la signa, la cacheta , la déposa sur sa table. Puis il appela son ordonnance et le chargea de lui amener six des maréchaux des logis, indigènes du corps expéditionnaires qu'il désigna. Il eut avec les six hommes un long entretien, après quoi il demeura jusqu'à l'heure de la diffa à se promener sous sa tente, de long en large, d'un pied ferme.

Et le soir à la fin de la diffa alors que l'arôme poivré de couscous remplissait la tente immense et que les chaudes vapeurs qui montaient des viandes voilaient à demi les visages des convives, il arriva une chose que voici. Les envoyés du chérif des Ouled-Sidi-Cheikbar étaient à la place d'honneur en face du général de Letzerrec, le cheik Messaoud au centre et derrière chacun d'eux, remplissant l'office du maître d'hôtel, un maréchal des logis indigène se tenait debout, en grande tenue, botté de cuir rouge et ceint du sabre. Alors à un moment donné, comme les arabes jouaient des mâchoires sans se douter de rien, en fils du désert peu habitués aux friandises et aux morceaux délicatement appréciés, le général, feignant d'être accablé par la chaleur trop vive, tira son mouchoir de sa poche et s'épongea le front. Sur-le-champ dans la brune du festin, six éclairs jaillirent et presque aussitôt, on entendit des choses qui roulaient. Sur le dolman blanc à bouton d'or du général, un jet de sang énorme gros comme le poignet vint éclabousser et, en un clin d’œil, la nappe fut rouge de six ruisseaux pourpre qui coulaient. Saisis d'horreur, les officiers se levaient en hâte, repoussant violemment leurs sièges et tous d'un air de stupeur, fixaient leurs regards sur leur chef. Mais lui restant assis, tendit lentement la main vers les corps décapités que d'affreux spasmes secouaient encore et dit :

— Les assassins des docteurs Thouars et Mesnier, messieurs !

Aussitôt tous comprirent et une admiration sinistre les écrasa. Le général de Letzerrec fit apporter un sac et une corde. Un gommier lia les têtes entre elles par le toupet de cheveux que tout croyant porte au sommet du crâne pour faciliter, après la mort, la tâche de l'archange Azaël puis, avant de les mettre dans le sac, il les éleva en l'air. Elles formaient un chapelet macabre. D'un signe de tête, le général approuva. Dans l'ouverture de la porte, un autre gommier apparut, une musette à vivre sur le dos, un fouet à la main, prêt à partir. Comme il prenait le sac, et comme il avançait la main vers la lettre que le général lui tendait , celui-ci l'interrogea :

— Tu es bien apparenté aux Ouled-Sidi-Cheikbar par ta mère ?

— Oui, mon général.

— Tu n'as rien à craindre d'eux ?

— Rien à craindre, mon général.

— Tu sais ce que tu as à faire ; porter cette lettre à Si-Sliman et lui remettre le sac en mains propres. Aussitôt fait tu te remettras en selle et tu reviendras ici sans te préoccuper de ce qui pourra advenir. A bientôt qu'Allah t'écrire un heureux voyage.

Tous les yeux suivirent le point blanc qui décroissait rapidement, au grand galop du cheval dans la nuit. L'homme et la bête avaient depuis longtemps disparu que quelques-uns se figuraient voir encore danser à l'arçon de la selle le grand sac de toile grise où grimaçaient les têtes exsangues, des envoyés de Si-Sliman et Kheir.

Sous sa tente assis sur un tapis précieux du Khurdistan, don des fidèles le chérif se félicitait de ce qu'Allah lui avait départi un esprit plein de ressources cet un cœur astucieux. Il avait vu la veille trois bons compagnons qui étaient prêts à jurer, sur tous les verset possibles du Livre Evident que l'amin Aïman ben Ali et les siens étaient seuls responsables du meurtre des toubibs nazaréens. Il comptai bien, prenant part au châtiment que le général de Letzerrec ne manquerait pas d'infliger à ces mécréants, arrondir ses biens propres et ceux de sa tribu, d'un fort appoint de chandelles et de brebis à laine blanche lorsque soudain, sur le sable du désert, les sabots d'un cheval crièrent et lorsque, peu de temps après, un Arabe, portant encore une auréole le grand chapeau de paille des goumiers, appuyant sur le seuil de la tente. Le messager du général de Letzerrec s'avança, baissa l'épaule de Si-Sliman comme l'ordonnent la politesse et le respect lorsqu'on a affaire à une personne sainte et, sans mot dire, lui tendit la lettre de son chef. Le chérif prit la lettre, la baisa et l'ouvrit. Sans doute en la parcourant l'ironie pourtant si dissimulée qui y régnait, inquiéta-t-elle de sa finesse toujours en éveil, car il demanda fiévreusement avec plus d'importance qu'il ne convenait à un homme de son rang.

Donne-nous le coffret qui doit renfermer le présent de ton maître pour que notre cœur se réjouisse de ces bienfaits.

Pour toute réponse, l'envoyé revint vers son cheval, détacha de sa selle le lourd sac de toile et le jeta aux pieds du chérif. Il tomba sur le sol avec un bruit mou et l'étoffe se modela selon le relief des formes rondes. Alors le chérif pressentit vaguement ce qui était arrivé. De ces doigts hâtifs , il délia le lien qui fermait le sac et la première tête qu'il en sortit fut celle du vieux cheik Messaoud, les autres, qui y étaient attachés vinrent après elle et successivement défilèrent sous les yeux les grains du sinistre chapelet ; les traits convulsés des deux ulémas, El Touil ben el Hadj Hussein et Abd-er-Raman ; le front pâle et pensif du Kodja Sithar ben Alik-Hacem ; les yeux grands ouverts du naïb el Khebir ; la bouche violente du caïd Mokhtar. Il contemplait les têtes muettes, sans pouvoir en détacher ses regards. Une angoisse atroce l'oppressait. Ces visages grimaçants, épars sur le sol de a ente, lui disaient l'échec de sa ruse, la venue prochaine des Français et de leur implacable chef et, avec eux, l'écrasement des cités, l'incendie des tentes, l'anéantissement des guerriers, tous les châtiments que les infidèles peuvent infliger avec les armes redoutables dont il a plu à Allah de les munir. Il leva la tête enfin. A l'ouverture de la tente, il put voir s'allonger sur le sable les ombres violettes du soir. Soudain la voix aigre et psalmodiante d'un mueddin s'éleva. Alors le chérif dirigea ses regards vers l'orient, tournant le dos aux têtes lamentables de ses fidèles et, les mains jointes, impassible, il se mit à prier.

 

                                REVUE NOS LOISIRS DU 12 JANVIER 1908

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