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LA DERNIÈRE DES NATCHEZ

10 Juin 2012, 09:00am

Publié par nosloisirs

 

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Les deux aventuriers que nous présente l'auteur de cette dramatique nouvelle ont bien quelque parenté avec nos vulgaires joueurs de « bonneteau » mais ils sont d'une autre race et d'une autre envergure. Ils opèrent dans des milieux plus pittoresques, et surtout ils ont une plus grande audace. S'ils ne craignent pas de tricher aux cartes, ils savent du moins être beaux joueurs dans la vie.

 

L'Amérique est vraiment le pays des choses énormes, démesurées, outrancières. Rien ne s'y passe comme ailleurs, pas même dans le climat climatique. La chaleur y est sénégalienne, le froid y prend des proportions boréales. Quand l'infuenza (la grippe) y sévit, c'est avec une telle violence qu'ils faut fermer les théâtres et les élections politiques y sont quelque chose du tout à fait épique.

Quant aux tremblements de terre, hélas ! Nous avons vu qu'ils dépassent en horreur tout ce qu'on peut imaginer.

Aussi l'Amérique ne produit-elle guère de romans en librairie. On dédaigne d'écrire des romans quand on est à même d'en vivre tous les jours. Les conteurs américains font la nouvelle surtout, et leur fantaisie dépasse toutes les bornes (voyez Edgard Poë, Bret Harte, Mark Twain, etc) La vie vraie est d'ailleurs plus fantastiquement humoristique ou romanesque qu'en aucun pays du monde. Rappellerai-je que l'imprésario Strackosh, alors barnum de Mlle Belloca, descendu à une petite station du Pacifique où il comptait régaler son étoile d'une tasse de chocolat, dut précipitamment remonter dans le train, parce que le mécanicien venait d'être averti qu'une bande de mineurs manquant de femmes se préparait à attaquer le convoi pour enlever les voyageuses ?

Mais voici une histoire plus récente et dont je puis garantir l'authenticité, car j'y ai joué moi-même un rôle quelque peu absurde. Elle est si joliment documentaire que je regretterais de ne pas la conter.

De passage à la Nouvelle-Orléans il y a quelques années, je m'ennuyais fort en attendant le paquebot qui devait me ramener en France. On me conseilla une excursion sur le Mississippi par un des beaux vapeurs qui desservent les villes riveraines, Mamille, Port-Hudson, Bâton-Rouge, Natchez, Vicksburg etc... et remonte jusqu'à Saint-Louis, même au delà.

La Louisiane évoque des souvenirs glorieux , chers à des oreilles françaises. Les rives du Mississippi ont retenti jadis, il y a deux siècles, des noms fameux de La Salle et d'Iberville. Puis Chateaubriand ne les a-t-il pas immortalisés ? Ma première déception me vint précisément de Chateaubriand et de ses œuvres. L'auteur d'Atalaa comparé le Mississippi au Nil. Or, le Nil est à peine plus large que le Rhin, tandis que le Mississippi avec ses bords éboulés, ses marécages présente souvent l'aspect d'un véritable lac. Sa couleur seule est celle du Nil, et elle n'a rien de récréatif.

Sur votre vapeur à cinq étages j'avais lié connaissance avec un jeune couple, l'air de gens nouvellement mariés, lui très américain, très gentleman, elle très séduisante, créolesque, avec un visage de mystère, des yeux et des cheveux terriblement noirs. Le soir même nous étions, l'américain et moi, une paire d'amis par simple raison que j'ose à peine l'avouer je lui avais gagné une vingtaine de dollars à l'écarté. Je dois ajouter qu'il les avis perdus de la meilleure grâce du monde.

Nous bavardâmes longuement. Il parlait très bien le français et connaissait le pays sur le bout des doigts. Je m'enquis des Natchez.

Il n'y en a plus, me dit-il. Natchez est une ville moderne et onze mille âme environ. Quant aux Indiens Natchez, ma femme est précisément la dernière représentante de la race.

Éberlué, je voulus en savoir davantage. Il me raconta tout un roman à la Cooper. Un jour qu'il chassait les crocodiles dans les marécages de la Louisiane, il avait rencontré une fillette indienne endormie au pied d'un arbre. Depuis des mois elle errait dans la Prairie, à la recherche d'un homme blanc qui au dire de sa mère mourante prendrai soin d'elle. Notre chasseur voulut être l'homme blanc providentiel. Il emmena la fillette à Port-Hudson où il expérimentait un moulin à coton de son invention. Puis il l'épousa.

Je n'en fermai pas l’œil de la nuit, honteux d'avoir gagné de l'argent à l'homme noble et distingué qui avait fait un sort à la dernière des Natchez.

Le lendemain, un ciel de mai favorisa la continuation de notre voyage, mais le paysage était d'un aspect si monotone que l'ennui me gagnait. Au fumoir, je trouvai mon partenaire de la veille s'amusant de faire des tours de cartes qui ressemblaient assez au bonneteau en plus compliqué. Le mot « bon retenu » le fit rire. Lors d'un voyage en France il avait été dévalisé de 2 000 francs par des bonneteurs dans le rapide du Havre. Son tour, à lui, consistait à brouiller cinq cartes parmi lesquelles il s'agissait d'en retrouver deux désignées d'avance. Je déclarai que c'était enfantin et pariai cinq dollars que je retrouverai les cartes à chaque coup.

Ne pariez pas, dit-il, vous perdriez.

Mais mon amour-propre était piqué. J'insistai et il accepta mon enjeu de cinq dollars. Je commençai à perdre, puis je gagnai, puis je perdis encore. Bref, je finis par perdre une quarantaine de louis en monnaie américaine.

Après le déjeuner pris d'une migraine horrible, je m'enfermai dans ma cabine et dormis. Quand je remontai sur le pont la nuit commençait à tomber. Nous étions près de Port-Hudson. Le décor un peu plus accidenté, moins plat, s'embellissait de mystère et d'ombre. Des barques glissaient autour de nous chargées d'hommes qui harponnaient les arbres flottant à la dérive.

Des « swampers » (sorte de bûcherons d'eau) m'expliqua le pilote.

L'une de ces barques semblait faire effort pour nous suivre et les signaux s'échangeaient avec quelqu'un à l'arrière de notre vapeur. Je me dirigeai de ce côté et reconnu dans la pénombre le couple américain. Au même instant, mon partenaire franchissait le bastingage et se précipitait dans le fleuve.

La jeune femme faisait mine de vouloir le suivre je me précipitai vers elle pour l'empêcher de donner suite à ce que je prenais pour un acte de désespoir. Mais elle me repoussa brutalement, et je vis même l'acier d'un stylet briller dans ses mains, tandis qu'elle me disais en bon français :

Mêlez-vous de ce qui vous regarde.

Puis d'un souple coup de reins, elle se hissa au-dessus de la rampe de bois et s'élança dans le vide.

Le lendemain, le bateau accostai au pied d'une sorte de falaise d'un jaune violent, au bas de laquelle une ville américaine assez médiocre s'éboulait : Natchez.

Hypocritement je m'enquis du jeune couple auprès du pilote.

Oui-da, ricana-t-il, vous ne le reverrez pas. Hier soir à Port-Hudson la police est montée à bord pour les arrêter. Ce sont des gambers (joueurs) On avait leur signalement mais il paraît qu'ils avaient été prévenus et qu'ils s'étaient jetés à l'eau. Des swampers ont dû les recueillir... à moins qu'ils ne soient dans l'estomac d'un crocodile. Mais le diable les emporte, car ils ont fait pas mal de victimes avant de disparaître ; des voyageurs et des voyageuses ont déclaré avoir laissé entre leurs mains des sommes atteignant près e 2 000 dollars.

Je baissai la tête sans répondre, vaguement consolé ; je n'avais pas été le seul !

Au retour, j'appris que la complice du gambler était bien la descendante authentique de la dernière famille des Natchez qui ait été vue sur les bords du Mississippi. Et ce document valait bien les quarante louis perdus.

 

REVUE NOS LOISIRS DU 19 AVRIL 1908

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