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LA BARRICADE

25 Mars 2012, 09:00am

Publié par nosloisirs

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LA BARRICADE

Nouvelle inédite par Léon FRAPIÉ

 

Dans cette nouvelle d'une émotion saisissante Léon FRAPIÉ nous montre l'âme tendre et simple des écoliers des faubourgs et leur instinctive récolte contre l'injustice et la souffrance. Léon Frapié le premier lauréat du Prix Goncourt à écrit spécialement pour les lecteurs de NOS LOSIRS cette originale nouvelle. Dédaigneux des vieux sujets rebattus, l'auteur de la « Maternelle » a voulu exprimer l'âme des humbles et des petits. Sa pitié généreuse va à tous ceux qui souffrent et s'attache spécialement aux plus désarmés parmi les malheureux : les enfants des malheureux.

 

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Un personnage considérable de l'Université anglaise, sir Charles Bulton, parcourt le monde pour étudier le tempérament des peuple d'après les plus jeunes enfants des écoles.

Dans chaque pays il prit l'instituteur ou l'institutrice de raconter en sa présence une histoire que tous les écoliers, sous n'importe quelle latitude, puisque comprend immédiatement.

D'après sa thèse les différents accueils fait par le public enfantin à cette histoire identique doivent révéler des particularités de caractères propres à chaque pays.

En juin dernier sir Charles se trouvait à Paris après avoir visité des écoles un peu partout : au Cap, à Chicago, à Melbourne, à Tokyo. Le résultat était assez obscur ; le public enfantin d'un bout du monde à l'autre, avait accueilli son histoire type sans manifestations bien marquantes.

Ce fut alors que l'on recommanda vivement à son attention notre vieille école maternelle de la rue des Plâtriers à Ménilmontant.

 

● ● ● ●

 

La visite de sir Charles Bulton ayant été annoncée d'avance, il y eut, ce jour-là de grands préparatifs à la maternelle.

Les souliers reçurent un coup de cirage inusité et des nez, généralement ternes, brillèrent comme si, eux aussi ils avaient été passés à la brosse à reluire.

Le matin Mme la directrice harangua les enfants des trois classes réunis dans le préau en assemblée plénière :

— Le monsieur que nous attendons, vient comme a, regarder les écoles dans tous les pays du monde, il a vu les petits Allemands, des petits Italiens, des petits Africains, des petits Chinois. Et savez-vous pourquoi il voyage ainsi ? C'est afin de pouvoir dire quel sont les enfants les plus sages de la terre ! Alors c'est vous qui allez emporter le prix, il faut montrer une tenue parfaite ; pas un mouvement, pas un geste de travers. Et sir Charles Bulton dira que nulle part il n'a vu d'enfants aussi disciplinés que vous, que nulle part il n'a vu une école aussi tranquille et rangée que la vôtre. Quand on demandera quels sont les enfants les plus sages de la terre ? Il répondra : « Ceux de la maternelle dans le quartier des Plâtriers »

 

● ● ● ●

 

Tout de suite après le déjeuner, Mme la directrice s'en alla prendre les dernières instructions de M. l'inspecteur primaire.

Avant qu'elle fut de retour, sir Charles Bulton se présenta et exprima le désir de connaître la grande classe, où les élèves ont de cinq à six ans.

Mlle Bord l'institutrice adjointe, interrompit sa leçon pour le recevoir. Mince, de noir vêtue, elle offre un visage mat, les traits nobles et calmes d'une Minerve. Sir Charles eut l'impression que sa beauté régulière, classique, était en concordance avec la rectitude pondérée de l'organisation scolaire.

En effet ; quelle belle discipline !

Un simple signe du front de Mademoiselle et voilà tous les élèves debout, droits, corrects ; d'un côté les filles, toutes les têtes ornées d'un bout de ruban — de l'autre côté les garçons, toutes les têtes plus ou moins coiffées à la malcontent.

Un signe de la main et voilà tout le monde assis sans le moindre bruit ; quel ordre parfait !

 

● ● ● ●

 

Et sir Charles, à vois basse, entretien Mademoiselle. Aussitôt elle acquiesça en souriant. Rien de plus simple ; il s'agissait de raconter, avec des dessins au tableau noir, l'histoire commune de mouton. Oui ! Il s'agissait de donner brièvement les notions courantes sur cet animal si doux, si utile et si universellement goûté.

Pourtant une indication particulière de sir Charles saisit un peu Mademoiselle ; involontairement elle jeta un regard rapide vers la rangée des mal peignés — mais elle acquiesça encore de bonne grâce.

Une chaise fut placée pour sir Charles, dans un angle sur le même plan que le bureau de l'institutrice. Et la leçon commença.

L'attention des enfants ne fut même pas distraite pour la présence du considérable visiteur ; encore un beau spectacle de sagesse et de bonne tenue.

A vrai dire, le mérite en revenait à Mlle Bord habile dessinatrice et conteuse éloquente. Elle avait esquissé un paysage, puis un mouton ; sa voix et sa manière dominait de la nouveauté aux descriptions les plus connues. Il était question du berger, de la bergerie, de la récolte si précieuse de la laine.

Bientôt l'intérêt augmenta, car la mère brebis apparut sur le tableau et l'on apprenait de curieux détails, celui-ci par exemple ; certain fromage, le roquefort n'est pas fait avec du lait de vache mais bel et bien avec du lait de brebis.

Enfin — comble de l'intérêt — sur le tableau, il y eut le petit agneau, joli, mignon, frisé — le petit agneau tout blanc qui folâtre, qui gambade, qui bêle doucement — un petit agneau si drôle, si gentil, qu'à le voir là, sur le tableau, on souriait ineffablement, l'on avait envie de l'embrasser.

Et le silence des enfants s'accompagnaient de mouvements de têtes avides, de coups d'attention avec le front, avec le nez, avec la bouche, pour attraper les mots, pour saisir le sens tout entier.

Mais voilà que Mademoiselle cessa de dessiner et s'adressa de face aux élèves.

Son visage si riche d'expression, présenta une beauté droite, impeccable, fixe et qui évoquait l'impassibilité de la nature, la fatalité, quelque loi immuable des sociétés humaines, et sa voix aussi devint nette, impassible.

Aussitôt le silence se compléta d'immobilité . Les paroles résonnaient dans la classe, comme des pierres tombant au fond d'un abîme.

— Seulement, vous le savez, les enfants il faut manger pour vivre — et la viande est une excellente nourriture qui fait grandir. Vous aimez bien les côtelettes, le ragoût aux pommes de terre... Puisque la nature permet que les personnes mangent les animaux — nous sommes bien forcés ; nous allons tuer le petit agneau.

Alors il y eut un silence ans le silence même comme si les respirations des enfants s'arrêtaient.

Mademoiselle s'était retournée vers le tableau noir et, de nouveau, les coups de craie rapides illustraient son discours :

— Nous allons tuer le petit agneau — alors il faut tout préparer ; voici le pilier du hangar, et le crochet et la corde pour l'attacher — voici le billot pour découper, et voici le couteau.

A ce moment précis, la femme de service entra ans la classe, annonçant que Mme la directrice était arrivée en compagnie de M. l'inspecteur primaire, lequel tenait à honorer de sa présence la visite de sir Georges Bulton.

Mlle Bord était prié de conduire immédiatement sir Charles dans le cabinet de réception.

Vite, Mademoiselle posa la craie et précéda l'éminent personnage qui s'était leva avec empressement protocolaire.

Ainsi la classe resta sans surveillance pendant quelques minutes.

 

● ● ● ●

 

quand sir Charles Bulton et M. l'inspecteur primaire et Mme la directrice, en grande cérémonie de visite officielle, apparurent sur le seuil de la classe — le bureau de Mlle Bord — siège du gouvernement — était renversé et il y avait une barricade devant le tableau noir !

Les tables, les bans s'amoncelaient en hauteur les uns sur les autres — le peuple des enfants debout massé à droite et à gauche, braquait vers l'entrée ses yeux en trous noirs, comme des canons de fusil.

Adam, le sympathique mauvais sujet de l'école avec sa tignasse blonde, sa face tauresque, sa structure d'hercule pas méchant, était juché sur une table en saillie, le dos à la barricade, dont il semblait avoir le commandement.

Avant que les arrivant eussent trouvé à exprimer leur stupéfaction, Adam, le menton en avant, les épaules remontées, les bras lourds, avait crié le mot de la révolution, avec son accent faubourien et Menilmontant.

— Nous voulons pas, nous, qu'on tue le petit agneau !

● ● ● ●

 

D'un geste passionné, sir Charles pria Mme la directrice et l'inspecteur primaire à intervenir comme il fallait, de vouloir bien lui accorder un instant pour voir et comprendre.

Sir Charles promena dans la classes on regard imposant qui, dès longtemps s'était agrandi et solennisé à la contemplation grave des peuples diversement civilisés.

Une houle, une longue vibration avaient suivi le cri d'Adam ; tous les yeux, toutes les bouches, toutes les joues tendues frémissantes, signifiaient éperdument :

— Nous voulons pas nous, qu'on tue le petit agneau.

Eh quoi ! Pensa sir Charles ce tout petit monde se soulevait ainsi en faveur de la faiblesse sacrifiée ! Et brusquement le noble Anglais eut l'impression que l'âme de toute une race criait vers lui.

 

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Oui, cette opposition au meurtre du pauvre sans défense, c'était un fait de race ; c'était de maintenant et de toujours du présent et du passé immémorial. Et l'on eut dit vraiment que le dessin de ces figures enfantines était à la fois façonné pour l'énergie actuelle et déterminé par de semblables actions d'ascendances lointaines.

Les visages criaient avec des expressions séparées avec violence, avec prière, avec terreur, avec bonté — mais l'ensemble ne formait qu'une seule et grandiose protestation en faveur de la victime innocente.

Et le regard de sir Charles se posait de place en place.

Dans le mélange des filles et des garçons, les différents types se détachaient d'emblée. Les résolus les forts comme Adam, les farouches comme Léonie Gras, saisissaient d'abord l'attention. Puis on discernait les sublimes, les maternelles, Hélène Leblanc, Louise Cloutet, si dressées, si palpitantes, que chaque battement de leur cœur se comptait au frémissement sur leur petite figure hagarde.

Les minois jolis, bien portants, les coquettes comme Irma Guépin et Julia Kasen, protestaient avec prière, avec émotion, au nom de la beauté en quelque sorte.

Et la plus grande beauté d'expression était peut-être dans les yeux pochés, dans les fronts égratignés — dans le lot des affreux : richard à la tête de singe malade, Vidal le bossu, Bonalot à la pâleur sinistre — c'était avec une frénésie délirante qu'ils ne voulaient pas laisser tuer le petit agneau comme si leur propre disgrâce était la dernière limite du mal humainement supportable.

Et aussi la plus impressionnante interdiction ressortait des mal-éclos, des dégénérés sans défense les « visage pointus » manifestaient uniquement par leur tristesse immobile, mais quelle fascination désolante.

— Si vous tuez le petit agneau, l'éternelle réprobation du monde pèsera sur vous.  

Le grand soleil de juin entrait par les fenêtres ouvertes, se posait en plein sur la barricade et nulle ombre n'atténuait la sincérité du spectacle.

Les élèves sages, obéissants, ceux à figure de riche, et ceux à figure de maîtres, Berthe Cadeau, Léon Chéron, qui tous deux avaient la croix, se tenaient là tout francs, sans se cacher ; ils regrettaient de participer au mouvement mais ils ne pouvaient pas faire autrement.

Et ceux qui avaient faim continuellement, qui avaient toujours eu faim depuis leur naissance — ceux dont les joues auraient eu si besoin de viande, dont les joues misérables avaient créé les sobriquets : Ducret dit la fringale et Louise Guittard dite Bec-Ouvert, ceux qui avaient les yeux et des dents de loup moribond ceux-là suppliaient : Ils ne voulaient pas ! Ils ne voulaient pas !... Ce n'était pas vrai, ils n'avaient jamais faim !... Pardon ! Pardon ! Ils ne le feraient plus ; ils n'auraient plus jamais faim ! Ils ne demanderaient plus jamais à manger ! Enfin au devant de la barricade, sir Charles rencontra un regard aussi savant, aussi supérieur au sien.

Tricot, avec sa tête de vieille femme du bureau de bienfaisance — Tricot avec ce sourire impossible qu’il prenait pour parler de sa mère (« Pendant qu'à m'bat, on a la paix ! ») Tricot débraillé du col, ses souliers gâcheux rattachés avec des ficelles, présentait on ne sait quelle apparence d'avoir été tué déjà bien des fois et d'être toujours là.

On sentait que si tous les camarades avaient fui il serait resté seul — une main dans la poche, son tablier retroussé, son pan de chemise sorti — porte drapeau héroïque, exhibant l'audace de son nez retroussé et la bonté amère de sa bouche narquoise.

— Nous voulons pas, nous, qu'on tue le petit agneau.

 

● ● ● ●

 

Alors, sir Charles Bulton, en toute sincérité, envoya vers la barricade cette inclination du front qu'il avait déjà effectuée à tous les bouts du monde en Russie, en Amérique, au Japon, devant les plus formidables représentations de la puissance publique. Puis, très grave, il leva son chapeau et de l'accent hautement solennel dont il avait coutume, aux galas diplomatiques, de porté la santé des souverains régnants, il acclama la marmaille des Plâtriers.

— Hurrah ! Pour le grand peuple de France !

 

                                             REVUE NOS LOISIRS DU 29 MARS 1908

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